Umagiu à Màssimu Simeoni

Le visionnaire, le stratège

En 2015, Arritti éditait un numéro spécial « 50 anni di u naziunalìsimu corsu ». Max Simeoni, était notre grand témoin et jetait un regard toujours aussi clairvoyant sur ces plus de cinquante années de luttes. Nous reproduisons ici cette interview et ses enseignements. Sa parole est la mieux indiquée pour nous raconter son rôle dans l’histoire. Histoire qu’il nous faut sans cesse rappeler comme il le faisait lui-même pour nous aider à mieux préparer l’avenir.

 

 

En 2016, Arritti fêtera ses 50 ans, le nationalisme corse contemporain a donc plus d’un demi siècle ! Et vous êtes un « grand témoin » de cette histoire récente… quel regard portez-vous sur ces cinquante années de lutte ?

Je vois un verre à moitié plein et à moitié vide. Demi-plein parce que les vocables de peuple corse, d’autonomie et de souveraineté pour la maîtrise du destin de ce peuple, qui faisaient scandale, font partie du débat aujourd’hui et même ceux qui ne tiennent pas à les prononcer, impliquent leur contenu dans leur raisonnement politique.

Les nationalistes (les « natios ») aux dernières élections ont représentés 36 % des votants. Ils sont incontournables localement et aussi à Paris.

À demi-vide dans la mesure où aucun moyen suffisant pour atteindre l’objectif de sauvetage et de pérennisation du peuple corse n’existe ni dans les compétences de la CTC, ni dans les lois fondamentales de la République jacobine. Et le temps dès lors continue à travailler contre le peuple corse. Notre lutte retarde l’échéance mais la démographie s’étiole (vieillissement de la population, flux croissant de populations exogènes…), l’identité s’affaiblit (la langue corse sans coofficialité ne peut pas être sauvée…), la terre insulaire est vouée à la marchandisation et aux spéculateurs, les maires subissent fautes de ressources…

Donc si on a avancé dans les « idées », l’avenir du peuple corse est sous la loi du tout ou rien. La menace de disparition historique ne peut être écartée que s’il est reconnu officiellement et s’il a les moyens de maîtriser son destin.

 

Beaucoup ignorent ce qu’a été la période du « Riacquistu »… comment arrive cette renaissance d’une conscience nationale pour le peuple corse ?

On a appelé « Riacquistu » la période d’explosion culturelle qui a eu lieu dans les années 70 à travers les poètes, les écrivains, et surtout les groupes de chanteurs, I Muvrini et Canta u Populu Corsu en tête. Elle a été précédée d’une prise de conscience politique.

Pour moi, elle commence à la fin de mes études médicales. De Marseille, on suivait par journal et radio, l’agitation des mouvements revendicatifs avec espoir, « enfin la Corse bougeait ! » En 20 ans, après la guerre, l’exil pour la recherche de l’emploi dans l’hexagone en pleine « reconstruction » et aux colonies, avait vidé l’île. Deux mouvements revendicatifs un peu opposés, celui du pharmacien Martini, RPR, d’analyse économique, et celui du 29 Novembre, plus populaire, sans politiciens locaux, tout au moins à ses débuts, avaient mis les foules dans la rue. L’esprit était à la colère. « Nous sommes les enfants abandonnés de la France ! » Le pont à voie unique en bois de Casamozza, construit par les Américains en 1943, était tout un symbole debout depuis 30 ans après la fin de la guerre.

Quand je visse ma plaque de médecin en 1962, plus rien, ou plutôt une déprime générale, la morosité. À la recherche d’une explication, les uns et les autres se renvoyaient la balle, je finis par comprendre que l’échec venait d’une mauvaise analyse. Martini voulait éclairer le pouvoir gaulliste des besoins économiques, considérant que les politiciens locaux étaient incapables de présenter le moindre dossier. Ceux du 29 Novembre pensaient qu’il suffisait d’occuper la rue avec des banderoles et des slogans pour se faire prendre en compte par le pouvoir central.

Signalons aussi, après les accords d’Évian en 1962, le projet – énergiquement rejeté par la population – de faire à l’Argentella, au sud de Calvi, des essais atomiques souterrains pour la mise au point de la bombe atomique.

Avec quelques autres, nous avions la conviction que ces mouvements revendicatifs avaient ignoré la nature jacobine des rapports de l’île avec l’État central (Paul Marc Seta, le Dr Dominique Buresi, Charles Santoni…). En 1964, avec Paul Marc Seta, nous lançons le Cedic* et nous publions son manifeste qui contient déjà tous les principes que l’ARC, puis l’UPC, vont développer. Ensuite, les culturels du Riacquistu remuent les tripes et les jeunes s’engagent.

 

Arritti, que vous avez fondé en 1966, jouera un rôle important. Je pense notamment à cet éditorial que vous avez signé en 1973 : « Je suis un nationaliste corse »… qu’est-ce qui motive ce « cri » que vous lancez à travers notre hebdomadaire ?

Un journal m’est apparu comme une nécessité, la presse locale (Nice-Matin, le Provençal) nous occultait plus ou moins et la « radio » régionale n’était, avant Mitterrand, que « radio préfecture » et « radio François Giacobbi », président du Conseil cénéral. Ces deux seuls médias nous ignoraient. Faute d’un quotidien possible, plutôt qu’un mensuel décalé par rapport à l’actualité, nous avons opté pour un hebdomadaire que les militants avec leurs seuls moyens ont lancé avec comme titre, un cri : « Arritti ! » Indispensable, il le reste. Il a joué un rôle important dans la voie de l’émancipation du peuple corse. Les barbouzes ont plastiqué l’imprimerie militante que nous avons fini par créer, en vain.

Oui, en 1973, j’ai écrit un éditorial en première page : « Je suis un nationaliste corse » surmonté de l’effigie de Pasquale Paoli. Les jeunes engagés poussaient à « l’autonomie » pour nous déborder. Ce vocable d’autonomie figurait dans le manifeste du Cedic de 1964, mais nous estimions qu’il fallait du temps pour l’expliquer et qu’il valait mieux éviter que la crainte et la méfiance qu’il pouvait inspirer ne soient utilisés par les anti « peuple corse ». Mon article voulait dire que nous n’étions pas un simple mouvement « régionaliste », qu’il y avait un peuple avec des droits et une nation niés, et que notre engagement était ferme, démocratique, humaniste. Notre lutte était défensive, contre l’injustice.

 

Cette année 2015 marque les 40 ans des événements d’Aleria. Dans quel contexte se déroulent-ils à l’époque ?

Les tensions n’ont pas manqué, ponctuées d’affrontements avec les « forces de l’ordre » : soutien aux jeunes agriculteurs qui occupent la mairie de Ghisunaccia, appel du maire de Serriera, Guillaume Leca, qui veut notre appui pour une « manif » à Porto. Il veut garder deux postes d’agent EDF, la gendarmerie avec ses 2 ou 3 gendarmes, et combler les nids de poules qui constellent les routes du littoral. Pas de quoi fouetter un chat ! Or une colonne de camions de CRS venant de Porto depuis Èvisa agresse violemment les manifestants en tenue d’été, tongs et shorts, avec des grenades lacrymogènes et des grenades offensives. « Ils ont la rage », voulant venger leurs camarades blessés lors de la confrontation quelques jours avant à la mairie de Ghisunaccia avec les jeunes agriculteurs, soutenus par tout le Fium’Orbu.

Le Cedic a soutenu les cheminots pour le maintien du chemin de fer, les syndicats contre la fermeture de l’usine de Cànari pour les emplois. Les méfaits de l’amiante n’étaient pas encore bien connus. Puis, par la suite, notre action a été de demander la neutralisation des déchets qui n’est pas encore effective. Même pression quelques années plus tard pour la décharge inouïe de Teghjme. J’ai fait venir l’association écologique Robin des Bois pour discuter avec la mairie et les autorités.

L’ARC, au moment d’Aleria, est sur cette logique aux côtés des luttes du peuple corse.

C’est dans ce contexte, en 1975, que les responsables préparent l’occupation de la cave d’un viticulteur pied-noir. Jean Mannarini, directeur commercial de la Maison Mattei, nous donne à connaître un scandale d’escroquerie par « cavalerie » bancaire de la part des cinq plus gros cavistes qui régentent les « mercuriales » du négoce des vins. La société Mattei vient d’être rachetée par Borghetti, n°3 de la Régie Renault derrière Dreyfus et Souleil. L’ARC avait depuis longtemps fait campagne pour dénoncer la monoculture de la vigne, contre le sucrage, les produits chimiques ajoutés pour augmenter le degré d’alcool, campagne devenue populaire, et cette escroquerie était l’occasion de crever l’abcès d’un développement anti-économique et frauduleux. L’État laissait faire pour apaiser et intégrer les pieds-noirs et l’exode, et ce, au détriment des agriculteurs corses.

 

Comment avez-vous vécu ces moments tragiques ?

Le 22 août, Poniatowski, ministre de l’Intérieur était le pouvoir exécutif à lui tout seul (Giscard d’Estaing, Président de la République, étant en safari en Afrique et Chirac, Premier ministre, en vacances) ; il attendait de pied ferme, alerté par le discours d’Edmond Simeoni au Congrès de l’ARC à Corti quelques jours auparavant.

Il a donc préparé un plan militaire : plus de 1000 hommes, des chars d’assaut, hélicoptères lourds pour transporter les troupes, navire de guerre pour surveiller la côte, moyens de liaison directe avec lui. Bref, les moyens d’un encerclement complet pour ne laisser que le choix de la reddition sans condition et discréditer en faisant « perdre la face », ou faire porter la responsabilité du sang versé, celui des membres du commando, par ceux qui avaient défié l’autorité de l’État.

La cave Depeille avait été choisie parce qu’isolée, cela permettait d’éviter mieux des provocations éventuelles. Et non, évidemment, pour soutenir un siège…

L’assaut prévu au petit matin est retardé par Edmond Simeoni qui fait un simulacre de prise d’otages avec le jeune étudiant pour le moment inconnu des services, Rotily-Forcioli. Mais « Ponia » insiste auprès des autorités sur place (sous-préfet, colonel de gendarmerie etc), tous les médias ont eu le temps d’arriver à 15h, lors de l’assaut des blindés précédant la troupe. Après 45 secondes de tirs échangés, deux gendarmes morts, un blessé grave, Pierrot Susini… Un flottement s’ensuit, Edmond se constitue prisonnier, les membres du commando passent le barrage sud sur un camion avec leurs fusils de chasse sans encombre, à travers les CRS pétrifiés. En réserve depuis le Ranch de Bravone, établissement tenu par Ange Marie Renucci, un responsable du mouvement j’accours et je suis déjà sur place lorsque les officiers de police commencent le constat. Furieux de ce drame évitable, je les invective. Ils ne me regardent pas.

 

Au lendemain d’Aleria, votre frère est en prison, l’ARC est dissoute, les blindés sont dans les rues de Bastia, la Corse est abasourdie par le drame, le gouvernement et ses gardes-mobiles nourrissent vengeance, vous ordonnez le déménagement du siège de l’ARC… racontez…

Nous savons que l’ARC sera dissout. Nous évacuons donc nos dossiers d’archives. J’avais mis Arritti au nom de ma mère, donc il était sans lien juridique avec l’ARC et n’a pu être dissout.

À la suite immédiate des évènements d’Aleria, un soulèvement populaire spontané éclate la nuit à Bastia, les CRS provoquant les gens, y compris lorsqu’ils étaient attablés dans les bars sur la place St Nicolas. Sans doute « énervés » par les évènements d’Aleria. Un des leurs meurt, d’autres sont blessés, ils se retranchent dans la sous-préfecture, la mairie actuelle. Des militants (Maître Bartoli, André Fazi, Jean Baptiste Bartoli…) fondent l’associu di i Patriotti Corsi (APC) pour assurer la soudure avec la relève de l’UPC (Unione di u Populu Corsu) qui naîtra en 1977.

 

Vous devez affronter le procès d’Aleria. Votre frère risque la peine de mort qui n’est pas encore abolie… Ces moments ont dû être terribles… comment organisez-vous la riposte politique ?

Toute l’énergie va à la préparation du procès d’Aleria, le peuple corse est unanime derrière nous : l’évêque de Corse, Monseigneur Thomas, viendra au procès avec des personnalités politiques et de la société civile témoigner à décharge, ou plutôt à charge contre « Ponia »…

Grâce à la démonstration d’un militant passionné de balistique, Henri Mannarini, nous réussissons à démontrer que les tirs qui ont atteint les gendarmes ne provenaient pas de la cave, mais bien du côté où se trouvaient les policiers, dans le dos des gardes-mobiles qui encerclaient la cave. Edmond est condamné à 5 ans de prison par la Cour de Sûreté de l’État.

Un an plus tard, le Gouvernement ne tient toujours pas les promesses qu’il a faites après Aleria. La Safer n’est toujours pas mise en place notamment. Je décide de recommencer une opération « anti-cave » avec un but double : tout d’abord, celui de la démonstration de la colonisation agricole. C’est la cave Cohen-Skalli à Aghione qui est choisie. Celui-ci bafoue la loi avec la bénédiction des autorités à un double-titre, quotas de plantation de vignes de plusieurs centaines d’hectares et son métier d’industriel de la meunerie incompatible avec celui de vigneron ; et il sucre comme les autres.

La seconde raison est pour dénoncer les menées barbouzardes des services de l’État sous l’égide du préfet Riolacci.

Je mène cette action à visage découvert. Mes camarades sont cagoulés. Je prends le maquis ensuite. Nous connaissons le réseau barbouze, ils ne connaissent pas ceux qui m’ont accompagné. Si je suis arrêté durant ma cavale, j’ai la possibilité de faire un procès très politique. Bref, psychologiquement, c’est le réseau barbouze qui est dans l’expectative. Je ne me constitue prisonnier qu’au départ du préfet. Mon procès n’a jamais eu lieu car l’affaire était trop compromettante pour l’État. Les services et les clans laissent entendre que je me serais « arrangé » avec les autorités.

 

Quel enseignement tirez-vous de ce « tournant d’Aleria » avec le recul ?

À Aleria, l’ARC occupe la cave avec des fusils, ayant raison sur le fond, la riposte militaire de « Ponia » a été perçue comme provocatrice, dangereuse, irresponsable aux yeux de tous. La Cour de Sûreté de l’État recule lors du procès car toute la Corse pousse. Bénéficier de l’adhésion des Corses est capital dans notre combat.

 

Moins d’un an plus tard, le 5 mai 1976, le FLNC est créé. Comment vivez-vous cet événement ?

Le FLNC créé le 5 mai 1976 est le regroupement d’ébauches de mouvements clandestins (Fronte Paisanu, Ghjustizia Paolina, etc.) Les jeunes se radicalisaient, ils prenaient notre prudence pour de la pusillanimité. Or les Corses plus âgés étaient dans une logique d’autocolonisés. Le seul mot de colonisation les hérissait : « Nous, des colonisés ?!!! »

« Autonomie » était perçue comme un prélude pour une volonté d’indépendance. Tous ces vocables nouveaux nous rendaient non crédibles, aventureux, irresponsables à leurs yeux. Leur mémoire était encore encombrée par l’irrédentisme d’avant 1939 ou par l’autonomie-indépendance de Bourguiba en Tunisie. Il fallait beaucoup de patience et de pédagogie sur le terrain.

Après le choc d’Aleria, le soutien populaire massif envers Edmond et le « commando » oblige les clandestins à marquer le pas. Mais ils nous accusent de ne pas avoir embrayé sur la « révolution », de n’avoir fait que le procès de la vinasse. Le FLNC veut copier le FLN algérien qui a réussi à faire céder la France…

 

La période trouble s’installe. Il y a l’UPC d’un côté. La LLN de l’autre. Les jeunes aujourd’hui ignorent ce qu’ont pu être ces instants. Vous êtes le principal responsable du mouvement autonomiste à l’époque. Comment organisez-vous la lutte ?

Le FLNC va détourner de l’ARC à son profit les jeunes qui rêvent d’en découdre contre l’injustice. Il ne restait plus, privé d’apport, qu’à maintenir le créneau de l’autonomie, d’éviter l’affrontement entre Corses et attendre que les événements nous donnent raison.

Le patriotisme était le même : la dichotomie s’est faite sur le choix de la stratégie de lutte : violence clandestine ou voie démocratique. L’ARC d’abord, l’UPC ensuite, était consciente que l’Etat jouerait sur la violence pour arrêter nos progrès dans l’esprit des Corses. Elle était prête à l’affronter mais à visage découvert, en s’assurant qu’à chaque choc, les Corses estiment que nous avions raison sur le fond.

 

Les années 80 seront terribles aussi avec la persistance de réseaux barbouzards. Racontez-nous…

L’État français avait une bonne culture des polices parallèles et des systèmes barbouzards avec la « pacification » en Algérie et l’OAS. Ils ont procédé à plus de 60 plasticages sur les militants de l’ARC. Le but était de créer des affrontements entre Corses pour noyer dans les vendettas toute revendication spécifique et identitaire. Parmi les plasticages sur notre famille, celui de 1977 au domicile de ma mère et de mon frère Roland, plasticage énorme visant à l’escalade en faisant couler le sang et à nous venger contre quelques-uns des exécutants. Heureusement, par un concours de circonstances, il n’a causé que des dégâts, certes importants, mais matériels.

Nous connaissions ce réseau barbouze. Edmond avait fait savoir au préfet que nous savions que le commandant Bertolini, directeur de la sécurité civile, était celui qui manipulait. Lettre morte. Le commandant s’agitait pour aboutir à une escalade entre les Corses « fidèles à la France » (Francia) et les « terroristes ». Les chefs de clan ont couvert au début. L’amalgame entre clandestins et autonomistes était fait pour nous atteindre. L’ARC était pour eux la source de toute la rébellion politique, non légale, armée ou non.

Nous n’avons jamais mordu à l’hameçon. Nous étions mal à l’aise entre le FLNC et le réseau barbouze. Il fallait rester démarqué du FLNC et contrer les barbouzes. Mais nous avons toujours combattu le risque d’un affrontement entre Corses.

 

Hélas les années 90 sont marqués par l’affrontement fratricide entre mouvements issus de la Lutte de Libération Nationale. Le mouvement autonomiste, lui, assiste impuissant à ces déchirements…

Ces affrontements viennent du centralisme (le FLNC « lieu de synthèse de toute la lutte nationale »), l’opposition de personnes pour diriger, les eaux troubles de « l’impôt révolutionnaire » décentralisé, la volonté d’être considéré comme les plus représentatifs pour négocier avec le pouvoir centrale une sortie… des pourparlers officieux étaient alors en cours…

L’ARC (puis l’UPC) voit le drame se nouer et est impuissante. Elle tente de ramener un peu de raison… sans le moindre succès. Mais nous n’avons cessé toutes ces années de plaider en faveur d’une sortie de la clandestinité permettant l’union des nationalistes et être en mesure ensuite de gagner la confiance de notre peuple.

 

Finalement deux grandes familles se sont toujours politiquement opposées, unies, puis divisées, et parfois morcelées à l’interne… les « modérés » d’une part, les « radicaux » d’autre part… soit les « autonomistes » et les « indépendantistes »… comment naît cette dichotomie ? Qu’est-ce qui l’entretient au-delà de la seule violence politique ?

Les deux familles, autonomistes et LLN, ne sont pas opposées sur le fond (un peuple, une terre, une langue, une nation) mais sur les moyens de lutte pour atteindre ce but.

 

Autre événement particulièrement tragique, l’assassinat du préfet Erignac. L’occasion pour le gouvernement de mener une expédition punitive pour se débarrasser du nationalisme, des centaines d’interpellations… l’arrestation du commando Erignac, puis celle d’Yvan Colonna, les procès… et le doute encore aujourd’hui. Quel enseignement ?

Après l’assassinat du préfet Erignac, l’État tente de réprimer en grand. Le « commando » est arrêté. Yvan Colonna en fuite est impliqué par les autres qui se rétractent par la suite. Il nie sa participation. Des témoins visuels disent qu’il n’est pas le tueur. L’enquête n’en tient pas compte. La défense peut démontrer devant la Cour Spéciale qu’il n’existe aucun élément qui puisse le mettre en cause. Aucun. Le doute est évident. On ne peut pas le condamner sans preuve. Mais c’est ce qui a été fait.

Chevènement, ministre de l’Intérieur, envoie Bonnet comme préfet (« l’homme qu’il faut là où il faut ») pour rétablir l’ordre républicain en vigueur. Averti par des amis autonomistes catalans du Nord, qui avaient eu à le subir comme préfet, je fais immédiatement une conférence de presse à Bastia, pour faire connaître les méthodes qu’il pratique. Il sombrera dans l’affaire des paillotes…

La leçon est simple : dès qu’il s’agit de remettre en question le dogme républicain, la justice devient politique et il n’y a plus de garantie.

 

Lors des municipales de 2008, puis des territoriales de 2010, le rapport de forces au sein des deux grandes familles du nationalisme s’inverse après 30 ans de suprématie du mouvement indépendantiste. Depuis 8 ans, les-dits « modérés » (malgré une appellation inappropriée) sont dans une dynamique constante sous l’impulsion de la troisième génération de nationalistes… les enfants de militants… votre analyse ?

Ce terme de « modérés » ne veut mettre en exergue que le choix de la non-violence clandestine organisée. Ils distancent dans les urnes les indépendantistes. La raison me paraît simple. Ces derniers se sont trouvés dans une impasse avec un début de noyade à cause de leurs affrontements sanglants qui ne pouvaient plus attirer les jeunes et qui faisaient fuir les anciens. Ils ont, sans le vouloir, laissé plus de champ aux autonomistes.

 

Il y a un peu plus d’un an, le 25 juin 2014, le FLNC annonçait déposer les armes et sortir progressivement de la clandestinité. Il vient de confirmer cette volonté dans un communiqué bien que l’État continue d’ignorer cet événement majeur… une page est-elle tournée ?

Une reprise de la lutte clandestine paraît peu possible pour le moment et le risque d’affrontement est toujours probable. L’abandon de la lutte armée s’impose. La voie démocratique laisse de l’espoir à l’option indépendantiste… ce qui compte pour tous est bien la progression de la prise de conscience d’une évolution maîtrisée et démocratique dans l’esprit des Corses. L’État aurait tort de négliger ce dépôt des armes. Même s’il est fait dans une certaine difficulté, il est l’acceptation d’un dialogue positif et démocratique. Si aucun dialogue n’est valable concernant toutes les composantes, si la menace de disparition du peuple corse persiste, peut-on dire que la violence ne se réveillera pas comme un volcan tôt ou tard ?

 

Comment comprendre l’attitude de l’État sur ces 50 ans ?

Il faut comprendre sa nature jacobine. Sa construction centralisatrice et pyramidale n’est que la traduction organisée du dogme jacobin qui est une doctrine rigide dans le sens qu’elle n’admet aucune différence légale au nom d’une conception fausse de l’égalitarisme. Elle est, par-là, aux antipodes de la démocratie qui est précisément le respect des différences humaines, des personnes, des groupes historiques, des cultures différentes et de leurs droits légaux en tant que tels.

Cette spécificité ne peut être reconnue que dans un rapport de forces politique face à la République jacobine. Cette dernière rechignera, trichera, réprimera, pour ne pas avoir à se remettre en question. Tout contestataire est par définition un ennemi contre lequel elle usera de la force, de ses lois, de la force armée ou du machiavélisme.

Si tout État est le résultat de rapports de forces historiques entre États et peuples, ou de sociétés à l’interne, la République française est persuadée, paranoïaque qu’elle est, de son modèle achevé et universel.

 

Comment analysez-vous la situation aujourd’hui ? Les nationalistes toutes tendances confondues, recommencent à parler d’union, de prise de responsabilités, est-ce enfin mûr pour réussir ?

Si les « natios » commencent à parler d’union, de prise de responsabilités, c’est peut-être mûr pour réussir, mais à condition que toute leur action publique et institutionnelle cherche à faire croître la prise de conscience d’être un peuple avec ses droits et qui a besoin des moyens d’exister en tant que tel. Le jour où le niveau du basculement historique sera atteint, les Corses seront à même de construire leur pays, ils seront des pionniers sur leur propre terre.

 

Avons-nous gagné la conscience des Corses ?

La prise de conscience des Corses s’est accrue, mais la loi du tout ou rien détermine leur sort de peuple. Le verre est à moitié-plein, il faut le remplir. Les jeunes ont à finir de remplir leur verre. Ils n’y parviendront qu’avec effort et volonté.

 

Tous ces jeunes aujourd’hui qui n’ont pas connu le Riacquistu, la redécouverte d’un drapeau, Aleria, la naissance puis l’éclatement d’une clandestinité, les unions et les désunions du mouvement national, les barbouzes, les fraudes électorales que l’on subissait, le clan dans toute sa puissance… Qu’avez-vous envie de leur dire ?

J’ai confiance, sinon j’aurais renoncé depuis longtemps, dans notre jeunesse, même si tout a changé. J’ai vécu les derniers moments de l’économie pastorale et de la transhumance, et ceux des premiers néons du tourisme. Les jeunes sont dans la mondialisation numérisée, le tourisme, certaines dérives du libéralisme, ils doivent maîtriser les données. La providence leur a donné un pays magnifique. Vont-ils le laisser à d’autres ? Je ne crois pas ! Ils ont une langue, une culture assez forte pour accueillir généreusement et rester maître chez eux. Qu’ils soient Corses, fiers de l’être. Leur île de refuge historique peut être un exemple de société nouvelle, fraternelle, dynamique et ouverte.

 

Et pour « demain », pour sauver le peuple corse auquel vous avez consacré toute votre vie militante, quel message souhaitez-vous laisser à cette jeunesse nationaliste d’aujourd’hui ?

Leurs ancêtres ont su résister, bien ou mal. Certains ont été à l’avant-garde de la civilisation (Pasquale Paoli). Être soi-même collectivement pour mieux comprendre le monde. Être Corse et fier de l’être. •

 

 

* Comité d’études et de défense des intérêts de la Corse. Dans nos colonnes, Max Simeoni n’a jamais cessé d’y faire référence : « Tout y est ! » nous répétait-il. Le Manifeste du Cedic effectivement jette les bases de la revendication d’autonomie. Il parle « d’ethnie » plutôt que de peuple corse, car le vocable est plus usité à l’époque. La menace de sa disparition, la spoliation, la colonisation, la décorsisation, le racisme anti-corse, le centralisme, les « droits imprescriptibles » de cette ethnie (ce peuple), et la solution politique à rechercher pour répondre au problème politique. Il alerte aussi sur la désunion, sur le miroir aux alouettes des élections, sur la nécessaire adhésion de l’opinion, sur l’intérêt collectif à faire valoir en toutes circonstances… oui, tout y est !