De tous les échanges organisés par le Collectif « A maffia nò – A vita iè », ceux du 21 mars dernier auront été parmi les plus poignants, témoignant de l’utilité de l’existence de tels collectifs. Comme un leitmotiv « il faut libérer la parole » est une volonté qui revient sans cesse dans les propos du Collectif, plus encore en ce jour de commémoration annuelle en Italie des victimes de la mafia.
Le thème de ces rencontres – en réunion zoom du fait de la crise sanitaire – était : « La parole aux victimes » avec des témoignages directs ou indirects très forts. Davantage indirects, d’ailleurs, tant il est difficile de s’exprimer quand on est victime, mais suffisamment parlants pour éclairer sur la prégnance du phénomène mafieux en Corse.
Ces comportements mafieux sont désormais si implantés et si ravageurs, que des petits malfrats se risquent à se faire passer pour « la mafia » auprès de leurs victimes pour mieux les soumettre.
Après les introductions au débat des membres du Collectif, Fabrice Rizzoli, Docteur en Sciences Politiques, spécialiste de la grande criminalité, fondateur de l’association Crim’Halt, présentait le sens et la portée de la « Giornata della memoria » le 21 mars en Italie (https://vivi.libera.it/).
Dans une Sicile de 5 millions d’habitants, la mafia tue depuis des décennies. Syndicalistes par dizaines au sortir de la seconde guerre mondiale, paysans qui luttent pour des lopins de terre, journalistes, prêtres dénonciateurs, femmes et enfants (une centaine de femmes innocentes ont été tuées par la mafia), victimes collatérales ou pour terroriser davantage, ou encore « grands homicides », du préfet Della Chiesa aux juges Falcone et Borselino… la mafia ne recule devant rien ! Et ce qui tue une seconde fois, c’est « l’oubli des victimes », pire, les justifications que l’on donne à leur élimination : « s’il est mort c’est qu’il a dû se passer quelque chose »… « il était là au mauvais endroit, au mauvais moment »… et on n’hésite pas à salir : « il est sûrement un peu responsable »… « il était pédophile »…
Cette journée du 22 mars est née pour « ne pas oublier les victimes, pour qu’elles soient respectées, pour leur rendre leur dignité. »
Pour Marie-France Giovannangeli, il est difficile d’avoir des témoignages directs, mais « les familles ne restent pas toujours silencieuses. » Elles interviennent pour que la mémoire de leur mort ne soit pas souillée, pour dénoncer les lenteurs de la justice, le manque d’information aux familles, la non résolution des affaires. Ainsi, les réactions ces dernières années, des enfants de Maître Sollacaro, de la famille de Jean Leccia, du Collectif Màssimu Susini, de la famille de Barthelemy Casanova, du Collectif Patriotti ou encore tout récemment d’Avà Basta, à propos de l’assassinat de Salah Klai. Et bien d’autres encore…
Pour Jean-Michel Verne, journaliste, auteur de livres qui comptent dans la compréhension des mécanismes mafieux (« Résister en Corse », « Juges en Corse ») « prendre une parole individuelle c’est extrêmement difficile. » Même si nous ne sommes pas dans une situation à la sicilienne, il alerte sur le danger : « on a un phénomène de montée en puissance… Il y a des indicateurs, les transports, les déchets, des engins de chantiers qui brûlent par dizaines, des entrepreneurs en situation de concurrence… cela montre que l’on est dans une situation tendue qui fait que les mafias ont un formidable appétit. »
Il salue l’intervention de l’État « heureusement plus musclée ces derniers temps. » Même s’il n’est pas approuvé par tous sur ce point. L’État trop laxiste et durant trop longtemps est grandement responsable de la situation actuelle.
Marie Françoise Stefani, journaliste, auteure de « Une famille dans la mafia » raconte ce qui l’a conduit à suivre l’itinéraire de la famille Manunta à partir de la tentative d’assassinat dont il a été victime en 2011, avec sa fille de 10 ans et son épouse. Grièvement blessée la petite a bien failli perdre un bras, sa maman est toujours handicapée aujourd’hui. De ce contexte lourd, où l’on n’hésite pas à tirer sur une enfant, « une réalité m’est apparue, un quotidien réglé par la peur », témoigne la journaliste, « un fils loin de la Corse en exil », « une justice à l’arrêt », « un second procès suspendu pour cause de chaos dans la salle d’audience », « cela montre surtout l’impossibilité de la justice de juger ce type d’affaire ».
Sèverin Medori, maire de Linguizetta, victime de menaces qui l’ont conduit à porter plainte en 2014 pour des questions foncières, témoigne à son tour d’un contexte face auquel « on se retrouve seul ». Il dénonce : « la rumeur est l’assurance vie des mafias », « lorsque vous parlez c’est difficile parce que vous n’êtes pas soutenu par les gens qui auraient dû vous soutenir ». Et de dénoncer « le comportement de la préfectorale, particulièrement, dans mon cas, de la sous-préfecture de Corti, j’en ai gardé une amertume profonde. Il y a comme un blocage des services de l’État »…
Et Vincent Carlotti de dénoncer « une espèce de laxisme, voire de complaisance, qui fait que des gens comme Sèverin Medori restent sans soutien. »
Autre témoignage déchirant sur les lacunes de notre système de lutte contre les phénomènes mafieux, celui d’une maman, Christiane Muretti.
Son fils, Nicolas Montigny, a été assassiné en 2001 à l’âge de 27 ans. « Je me suis retrouvée très seule » explique-t-elle. « En 2001, il y a eu 35 assassinats, et seulement deux procès ont suivi. »
« Nous avons fait notre propre enquête, raconte Christiane déçue par la justice, en interrogeant des personnes qui ont perdu des proches… le problème se sont les magistrats de la Justice anti-terroriste, malgré l’avancée de l’enquête, il n’y avait pas de déferrement du Parquet, il y a eu plusieurs dessaisissements, des dossiers qui trainent, et in fine acquittement faute d’éléments. »
« Ce sont des moments très difficiles, sous protection policière, ma fille a passé le bac avec des gardes du corps… » raconte encore Christiane qui décrit le terrible quotidien des familles.
Léo Battesti salue ce témoignage « courageux ». « Madame Muretti est une des rares personnes à avoir pris cette responsabilité morale et affective de témoigner. »
Le collectif « A maffia nò – A vita iè » s’est aussi créé, pour soutenir les victimes et leur famille. Et Jacques Mattei de souligner à son tour : « cet aspect caisse de résonnance est fondamental »
Josette Dall’Ava Santucci livre le témoignage d’une personne victime d’une tentative d’extorsion de fonds à Portivechju et qui ne se sent pas en sécurité malgré deux personnes mises en examen. « Ce qui rend cette affaire hors norme, c’est que la victime a dû quitter sa maison en catastrophe avec sa femme et ses enfants et s’exiler. »
Et Josette Dall’Ava Santucci de décrire la « souffrance quotidienne » des victimes « 15 heures d’enregistrement de harcèlement… la femme du plaignant a perdu 15 kgs .»
« Pas besoin d’être un voyou, il suffit d’avoir de la convoitise et de se servir de cette peur de la mafia ! » C’est pourquoi « il faut que les victimes aient le courage de porter plainte », insiste-t-elle.
Pour Vincent Carlotti : « avec la crise et tous ces commerces étranglés, les victimes sont la proie de gens à bas prix et à bas bruits… nous avons alerté le gouvernement, sur le contexte de faillites organisées, la tentation de faire main basse sur des commerces… les mafieux ne font pas que tuer, ils menacent, ils harcèlent, ils usent psychologiquement les victimes. »
Et Jean-Michel Verne de rajouter : « la mafia c’est comme le nazisme, le citoyen doit s’élever contre la mafia parce que la démocratie est en danger. »
Même terrible constat de la part de Josette Dall’Ava Santucci : « Bientôt on n’aura plus besoin d’assassiner parce qu’on règne par la peur. »
Valérie Clemens décrit l’action du collectif au sein de ses différentes commissions de travail et d’écoute. « Notre objectif c’est de soutenir le travail de justice en encourageant la parole et les dépôts de plainte. » Pour ceux qui n’osent pas parler, elle invite à témoigner par écrit, « l’écriture permet la résilience ».
Jean François Bernardini exhorte : « les victimes seraient d’autant plus humiliées si nous acceptons le silence et les rumeurs comme un verdict qui tue les morts une deuxième fois ». Il interroge : « Quel avenir pour cette parole des victimes ? D’abord prendre conscience. Nous ne sommes pas encore des milliers pour descendre dans la rue et nous mobiliser. Mais on comprend mieux ce qui est bétonné dans nos têtes. Et si on devait tirer une leçon c’est de ne pas tomber dans ce piège : ne devenons pas des collaborateurs involontaires de la mafia ! »
« Pour libérer la parole, explique-t-il encore, il faudra baisser le prix de la parole. Parce que ce prix est exorbitant… Contrairement à ce qu’on nous fait croire, il n’y a pas d’acceptation sociale de la mafia, plus on nous raconte cela, plus on croit cela, plus on nous enfonce dans la soumission. Il y a au contraire un dégoût, une colère, un refus populaire, chez l’immense majorité de nos concitoyens, mais cela est encore silencieux, invisible. Inseme si pò vince a maffia » encourage-t-il.
Fabrice Rizzoli se désole : « la mafia tue, le silence aussi ». Il faut combattre « deux sentiments terribles : la résignation et le mythe de l’invincibilité qui existe chez les mafias. »
Dominique Bianconi est chargée de la conclusion. Pour elle aussi « la démocratie est en danger », elle rappelle Joseph Kessel et ses articles avant guerre sur la montée du nazisme en Allemagne parallèlement à la prégnance de la pègre sur la société allemande…
Un impératif pour sortir du silence et du non-dit : « redonner de la dignité aux victimes, rappeler régulièrement leurs noms ». Il faut insister auprès des autorités pour que les victimes et leurs familles soient entendues, c’est le rôle du Collectif d’apporter une écoute et « une caisse de résonance » : « Notre action sera mesurée à l’aulne des résultats de la justice et de l’implication des politiques. » •
Fabiana Giovannini.
Pour s’informer, témoigner, trouver un soutien : www.maffiano.com