Sous le titre « Corse : Jacobins, ne tuez pas la paix ! », Michel Rocard, alors député européen, ancien premier ministre de la France, signait une tribune dans le journal Le Monde le 31 août 2000, il y a 22 ans… Arritti a déjà publié ce long plaidoyer. Il s’exprimait en faveur du processus Matignon et rappelait l’histoire de la Corse, sa légitimité à revendiquer plus d’autonomie et la reconnaissance du peuple corse. « Les principes fondamentaux de la République française se veulent libérateurs, et non oppressifs, disait-il. Le droit à la résistance à l’oppression est même un des droits fondamentaux de l’homme et du citoyen. Car il y a eu oppression, et il en reste de fortes traces. Je suis pour l’application des principes, mais pas au prix de l’oubli total du passé. Il y a une révolte corse. On ne peut espérer la traiter sans la comprendre. » Il lançait un appel à « de nouvelles relations fondées sur la confiance réciproque. La République en sortirait à coup sûr renforcée, alors que la persistance de la crise l’affaiblit gravement » s’inquiétait-il. Voici un extrait de ce discours qui a fait date mais hélas qui n’a pas assez convaincu les représentants de l’actuel gouvernement, malgré deux évolutions majeures intervenues depuis : l’arrêt de la violence clandestine, en 2014, et la progression puis la confirmation, scrutin après scrutin depuis 2015 (ce que n’imaginait pas Michel Rocard alors), d’une majorité absolue de nationalistes aux responsabilités.
« Il suffit de savoir qu’une oppression particulière a gravement affaibli l’économie corse. Lorsque l’Histoire a un tel visage, il faut soit beaucoup d’inconscience, soit beaucoup d’indécence pour dire seulement aux Corses : « Assez erré maintenant. Soyez calmes et respectez les lois de la République. Vous bénéficierez alors pleinement de leur générosité. »
De cette application uniforme et loyale, les Corses n’ont guère vu trace dans leur longue histoire.
Certes, il y a la part corse dans ce gâchis. Elle n’est pas mince : violence, clanisme, corruption. Naturellement, il faut sanctionner, et on ne l’a pas assez fait. Mais il faut tout autant comprendre comment le système se pérennise. Ici, l’histoire débouche sur la sociologie. C’est une évidence mondiale que toute société autosuffisante est beaucoup plus résistante à la corruption que toute société assistée. Or la Corse l’est, largement par le fait de la France, depuis bien des décennies. Il n’est dès lors pas surprenant que cette puissante institution méditerranéenne, la grande famille, la gens, soit devenue l’instrument presque exclusif de la solidarité et de la défense collective. Tout commence bien sûr par la terre. En l’absence d’une véritable justice foncière, c’est la violence qui est devenue l’instrument de défense des droits personnels, et la loi du silence, l’omerta, la traduction inévitable de la solidarité familiale devenue clanique. On est vite passé de la terre à l’ensemble des activités sociales. De plus, là comme ailleurs en France, l’État distribue des subventions, puisque chez nous, au lieu d’être pour l’essentiel utilisés sur place comme dans les états fédéraux, les produits de notre fiscalité remontent au centre avant d’en retomber pour attester la générosité de la République. Dans un univers culturel où la légalité et l’équité étaient aussi peu apparentes, il n’est guère surprenant que les clans se soient organisés, violence et loi du silence comprises, pour contrôler à tout prix les processus électoraux et les flux financiers qu’ils induisent.
Voilà le gâchis dont il faut maintenant sortir. Les trois quarts des Corses, qui n’en peuvent plus de la violence, s’appuient désespérément sur l’État central malgré sa longue impéritie. Un dernier quart, qui s’est décrit comme autonomiste il n’y a pas si longtemps – comme nationaliste aujourd’hui –, n’a pas renoncé à voir enfin traitées correctement les lourdes spécificités de la situation corse. Ils sont prêts à chercher des solutions négociées et le disent, comme à renoncer à la violence. » •