Il y a un an, l’Agence régionale de la santé organisait à Aiacciu un Agora sur les violences et la santé en Corse. Maltraitance envers les enfants, violences sexistes, sexuelles et conjugales, prévention en milieu scolaire, marchandisation des corps et prostitution des mineurs et jeunes adultes, maltraitance institutionnelle et violence sociale, précarité, exclusion… Un événement qui a donné lieu à la publication d’un ouvrage des différentes interventions et conclusions de ces échanges. Il était présenté ce 6 décembre à Aiacciu à l’occasion d’une nouvelle journée de débat pour faire le point un an après, plus précisément sur les violences sexuelles qui restent hélas tabous dans notre société et s’aggravent du fait d’une prise en charge collective inadaptée malgré tous les acteurs de terrain impliqués à les faire reculer. Deux intervenantes de poids apportaient leur éclairage : Michèle Creoff, experte en protection de l’enfance et Marie Peretti-Ndiaye, sociologue (1).
Associations et acteurs institutionnels du monde social, médical ou de l’éducation, la salle de l’hôtel Campo del Oro était comble, très féminine, il faut le noter, avec hélas trop peu d’élus2 pour se rendre compte de l’ampleur des phénomènes de violences faites principalement aux enfants et aux femmes. L’ARS qui introduisait le débat par sa directrice générale, Marie-Hélène Lecenne, continue à travailler à une prise en charge cartographiée de ces violences, permettant une meilleure coordination dans la lutte et l’amélioration des protocoles d’action.
Saluons l’initiative de convier Michèle Creoff à ce débat. Juriste de formation, ancienne inspectrice de l’Aide sociale à l’enfance, elle est la référence en matière de luttes contre les violences faites aux enfants, qui fait qu’elle a participé à l’élaboration de politiques gouvernementales d’action sur ce fléau de la maltraitance de l’enfance. Elle a co-présidé le Conseil national de la protection de l’enfance et publié de nombreux travaux et ouvrages sur le sujet.
Les insuffisances de la prise en charge et l’ampleur des phénomènes de violences sur les enfants, le silence qui les entourent, les traumatismes que cela crée chez l’adulte plus tard, les urgences auxquelles on ne répond pas, réclament des politiques prioritaires. Chaque année, on comptabilise plus de 120 infanticides en France, essentiellement dans le cadre intrafamilial, des dizaines de milliers de plaintes sont déposées, des centaines de milliers d’enfants nécessitent une prise en charge de l’ASE (Aide sociale à l’enfance). Le récent rapport de la Ciivise porté par le juge Durant sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants est terrifiant et réclame une politique prioritaire3. Un enfant meurt tous les cinq jours sous les coups et la maltraitance. Beaucoup a été fait en termes de dispositifs d’alerte, d’accompagnement, de suivi mais le chantier reste considérable, et se pose y compris au sein même des services de l’ASE qui devraient être le sanctuaire de la protection de l’enfance ! « 160.000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année. 5,4 millions de femmes et d’hommes adultes en ont été victimes dans leur enfance » se désole le juge Durant.
Un véritable « défi », des « financements adaptés », des « outils à faire fonctionner », une mobilisation de toutes les volontés… et pour commencer, sortir du silence : « quand on travaille dans le secret, les paroles s’éteignent » alerte Michèle Creoff qui appelle à une véritable « mission de secours à l’enfant ». Il n’y a pas de formation obligatoire à la protection de l’enfance, « il faut changer le regard », redéfinir nos politiques, c’est une « profonde transformation de l’image et de la protection de l’enfance » qu’il faut opérer interpelle Michèle Creoff. D’où l’importance d’un repérage précoce. Plus de 75 % des interventions pour les droits des enfants concernent la protection de l’enfance, c’est dire les insuffisances de prise en charge, pour lesquelles la France est régulièrement condamnée en Europe. Il y a un problème d’application des décisions de justice. Il n’y a pas par exemple de juge spécifique de l’application des lois pour la protection de l’enfance. Un enfant ne peut pas saisir le tribunal administratif. « La séparation des fratries dans l’adoption ou le placement d’enfants en danger, est interdite en France, depuis trois lois successives. Et pourtant, elle n’est pas appliquée. Comment donc rendre l’enfant justiciable de ses droits ? Comment faire réseau et comment ce réseau sécurise chaque acteur dans son rôle ? » interroge encore Michèle Creoff. La société doit rendre des comptes. Ce qui permet aux acteurs de terrain de pouvoir « aller à la marge ». Car c’est un devoir de s’interroger dès qu’il s’agit de protection de l’enfance. Michèle Creoff est catégorique, « on ne peut pas attendre un jugement avant d’agir pour protéger un enfant… Il faut être très prudent sur la notion de secret, il y a une obligation de dénonciation… Il faut accepter de penser autrement, faire un pas de côté pour s’autoriser à agir ».
« On ne peut pas avoir d’un côté la prise en charge, et de l’autre côté le soin » dit encore Michèle Creoff qui appelle à une « culture partagée » de la protection de l’enfance. « C’est bien cette articulation entre la prise en charge adaptée en lien avec les réponses de soins qui va créer la clinique nécessaire à construire aujourd’hui pour la prise en charge des enfants en protection de l’enfance ». Et ce d’autant que les séquelles de violences subies sont terribles. « L’impunité des agresseurs et l’absence de soutien social donné aux victimes coûtent 9,7 milliards d’euros chaque année en dépenses publiques. Les deux tiers de ce coût faramineux résultent des conséquences à long terme sur la santé des victimes » alerte encore le rapport de la Ciivise.
Le Dr Hatem Ballé, dont le travail a permis la mise en place d’une formation, diplôme universitaire à l’appui, sur la protection des femmes victimes de violence, alerte aussi sur la prégnance du fléau et le « problème de santé publique » qu’il engendre, y compris sur les générations qui suivent. Il ne s’agit pas seulement des violences qui se reproduisent à l’âge adulte où la victime peut devenir elle-même agresseur, mais les blessures psychologiques et morales sont telles qu’une victime de violences transmet génétiquement sa détresse à sa descendance de par la mémoire traumatique. D’où la nécessité d’une prise en charge et d’un suivi parfois sur plusieurs années.
Encore une fois, la prise en charge précoce et urgente, la communication et la coopération entre les acteurs de la lutte contre ce fléau, doivent être une priorité de nos politiques. Des volontés qui commencent enfin à s’afficher, mais elles réclament impérativement de la mise en œuvre et du suivi. Tous les acteurs ont un an pour y travailler avant la prochaine agora. •
Fabiana Giovannini.
- Mme Peretti-Ndiaye intervenait sur un autre sujet sensible, « la prostitution des mineurs et des jeunes majeurs en Corse », autre tabou qui prend pourtant de l’ampleur. Nous y reviendrons ultérieurement.
- À noter la présence du Dr Dany Antonini, présidente de la commission Santé de l’Assemblée de Corse.
- Lire Arritti : “Inceste et violences sexuelles faites aux enfants. Combattre l’abominable réalité”