Acte 1 Plaintel, Bretagne, septembre 2018: fermeture définitive de l’usine de fabrication de masques de sécurité, la PME Bacou-Dalloz, créée en 2005.
Nous sommes un an avant qu’un pangolin, sur un marché de Wuhan en Chine, ne soit le complice involontaire de chauve-souris dont la particularité est de disposer du meilleur mécanisme antivirus du monde animal, ce qui leur permet de survivre aisément à des virus mortels pour beaucoup d’espèces, dont l’Homme, et donc de les véhiculer impunément. Le pangolin a fait la passerelle entre la chauve-souris et un premier humain fin 2019, propageant le virus en Chine, puis par contagion à de nombreux congénères et à d’autres citoyens de passage en Chine, qui, de retour chez eux, ont contaminé le reste de l’Asie, l’Europe, l’Amérique et le monde par une chaîne contagieuse que seul un vaccin pourrait stopper. Mais un virus nouveau doit d’abord frapper des vivants, pour que les organismes humains génèrent des anticorps que l’on peut alors isoler et transformer en vaccins. Il faut 18 mois pour mettre en oeuvre ce dispositif médical qui enraiera l’épidémie. En attendant, des dizaines de millions d’humains seront contaminés, des millions développeront la maladie et des centaines de milliers en mourront.
Un an donc avant le déclenchement de l’épidémie, la plus grosse usine française de production de masques a fermé ses portes en Bretagne. Créée par une PME bretonne en 2005, elle commença par prospérer sur le marché français grâce à une commande massive de l’État – nous sommes encore sous la jurisprudence Bachelot qui a été ministre de 2002 à 2004 – pour approvisionner les stocks nationaux, et par un contrat pluriannuel, pour le renouvellement des masques utilisés pour les besoins ordinaires du système de santé, puis, au moment où les stocks vieillissent et deviennent périmés, pour les reconstituer au fur et à mesure. Cette PME, à partir de ce marché de base, développe d’autres marchés, d’autres produits, prend son essor jusqu’à ce que l’Etat tarisse brutalement ses commandes, puis les arrête définitivement en 2010, sans avoir omis entre-temps, signature de l’alors premier ministre Dominique de Villepin à l’appui, de promettre de les rétablir, ce qui génèrera une production impayée qui lui restera sur les bras, et précipitera sa mise en redressement judiciaire.
C’est un fonds de pension américain, Honeywell, qui la rachète alors à bas prix en 2011. Elle compte encore 140 salariés. Mais ce fonds de pension maîtrise d’autres sites industriels dans le monde, notamment une usine qui effectue la même production de masques, mais à des coûts salariaux bien moindres, en Tunisie. Il a promis de maintenir le site breton en activité aux syndicats, mais dans les faits il a délocalisé progressivement vers la Tunisie toute sa production, puis il y a déménagé les machines ultramodernes acquises avec les aides publiques accordées aux repreneurs d’entreprises, il licencie, il ne renouvelle pas les salariés au fur et à mesure que ceux-ci partent à la retraite, et, 6 ans après, il ferme définitivement l’entreprise dont la capacité était de fabriquer 220 millions de masques tous les ans, et jusqu’à 6 à 7 millions par semaine en cas de crise. Plaintel est un cas d’école du monde d’avant: État défaillant dans sa mission de protection sanitaire en se défaisant de stocks stratégiques, sans nul doute pour de basses raisons budgétaires, discours ouvertement mensonger qui accélère la déconfiture des investisseurs, pont d’or fait à un major de la finance internationale dont les intentions ne pouvaient être mystérieuses tant les précédents sont nombreux et tant ses actifs internationaux révélaient à l’avance ses intentions réelles, et, à la fin, indifférence totale au sort de l’entreprise, des salariés et de leur outil de production…
Jusqu’au jour d’aujourd’hui, où 40 millions de masques hebdomadaires sont recherchés pour les seuls personnels soignants, quand huit millions sont fabriqués en France en mobilisant le ban et l’arrière ban des industriels en mesure de le faire encore. Manquent 32 millions de masques par semaine, que l’on cherche à faire venir de Chine sans réussir à le faire, faute de fournisseurs devenus trop peu nombreux pour une demande que l’épidémie a fait exploser dans le monde entier, et faute de moyens de transports et d’intermédiaires fiables pour satisfaire les commandes désespérées d’un État aux abois, hôpitaux démunis, EHPAD en danger de mort, et économie en perdition car le déconfinement qui pourrait la sauver de la débâcle exige pour être autorisé la généralisation du port du masque dès l’instant que l’on sort de son domicile.
Si l’usine de Plaintel n’avait pas fermé, sa capacité de fabrication, 7 millions de masques par semaine, le manque à rechercher à corps perdu de par le monde sans y parvenir serait diminué d’un quart ! Et sans doute encore davantage en allant au bout des capacités d’un tel site de production.
Acte 2 Dans la « cellule masques » créée à Bercy, au sein de la Direction Générale des Entreprises, en mars 2020, alors que l’épidémie bat son plein.
Face à la pénurie tragique en masques, alors qu’il ne reste que 5 millions de masques en stock fin mars – pour un besoin hebdomadaire de 40 millions!–, l’État confie au ministère des Finances la gestion de l’importation de masques. C’est déjà un message: les énarques des finances ont le pouvoir sur les professionnels du ministère de la Santé !
On connaît l’adage: qui paie commande! Et il est impossible pour un énarque des finances de se départir de son ADN.
Début mars, selon une enquête de Mediapart qui liste cinq importateurs éconduits, des opérateurs de petite taille, mais spécialistes de la Chine, font des offres, alors que la demande n’est pas encore à son sommet, ce qui leur permet de disposer de fournitures. Elles sont toutes refusées ou restées sans suite. L’un d’entre eux, ID Services, importera malgré tout en mars 10 millions de masques pour livrer des entreprises qui veulent protéger leurs salariés réquisitionnés au travail. Il dépanne comme il peut les hôpitaux en manque. Mais l’État lui a refusé l’accès à ses marchés. Pourtant il n’a réussi, avec ses moyens colossaux, à n’importer que 40 millions de masques sur la même période !
Car l’ADN de Bercy, ce n’est pas les PME, mais les grands groupes et les gros contrats. Bercy a sélectionné quatre fournisseurs et un transporteur parmi les géants du secteur, contrats qui ont fait promettre au ministre de la Santé, lors de sa conférence de presse quotidienne du 28 mars, que l’État avait commandé un milliard de masques qui seraient promptement livrés. Mais en quinze jours seulement quarante millions sont arrivés. À ce rythme, il faudra un an pour rentrer la commande, si tout va bien. Mais on ne pourra attendre un an pour lancer le déconfinement !
À l’évidence pour des décideurs soucieux avant tout de la santé, tous les moyens possibles auraient été mis à profit pour disposer du maximum de masques en urgence. Pour des décideurs soucieux avant tout de procédures comptables, c’est le contraire qui a prévalu, et la France reste à la traîne, manque de masques et d’autres moyens pour sortir de la pandémie avant que la débâcle de son économie ne soit totale.
Acte 3 Sur le tarmac de l’aéroport de Mulhouse le 5 avril : l’État « vole » les masques sanitaires acheminées par des Conseils régionaux.
Conséquence logique de l’état de manque sur le front sanitaire, l’État montre la plus grande fébrilité. Dans certaines régions débordées par la crise, comme l’Alsace, la tension est à son comble, et les masques promis n’arrivent toujours pas dans les stocks de l’État.
Par contre les exécutifs régionaux, soucieux de l’épidémie galopante dans les EHPAD, ont passé des commandes aux prestataires que l’État avait négligés. La Provence et la Franche Comté devaient réceptionner leur commande sur l’aéroport de Mulhouse un dimanche 5 avril. L’État a fait alors étalage de ses « compétences » : ces masques ont été réquisitionnés par la Préfète Josiane Chevalier, tout juste arrivée de Corse, au nez et à la barbe des élus régionaux qui les avaient commandés et payés.
Cet épisode de piraterie légale en dit beaucoup de l’État. Par chance, la commande de la Corse faite par Gilles Simeoni sera réceptionnée à Paris-Roissy et non à Mulhouse. Quoique… le Préfet Lallement vaut bien la Préfète Chevalier !
Acte 4 En Corse, début avril, entre cluster sanitaire et débâcle économique.
Le cluster sanitaire est là, la débâcle économique s’annonce. Le week-end de Pâques est traditionnellement le top départ de la saison touristique. Aucun avion, aucun bateau, aucun touriste… Entièrement dépendant des transports, le tourisme fait partie des activités « impactées à 100%» par la crise économique. En fait, dans le cadre saisonnier de la Corse, c’est bien plus que 100%, car les handicaps se cumulent terriblement.
Une compagnie aérienne qui a fermé ses vols depuis le 17 mars, est impactée à 100%. Elle a malgré tout travaillé durant les semaines précédentes et elle dispose donc d’une trésorerie pour voir venir. Un restaurant qui allait ouvrir le 1er avril attendait le début de la saison pour retrouver quelques couleurs financières, après un hiver où il a vécu sur ses réserves, et les dernières semaines de février où il a investi pour préparer sa nouvelle saison. Certains commencent la crise avec un «petit quelque chose » devant eux, mais une structure touristique saisonnière en Corse la commence, elle, en étant déjà totalement à découvert. Pour l’économie corse, le risque de l’asphyxie est immédiat, sans même pouvoir attendre l’effet des mesures de sauvegarde décidées par l’État.
Ensuite, pour ceux qui résisteront au choc, leur état dépendra beaucoup de quand reprendra l’activité touristique. Si c’est début juillet, la casse sera limitée. Si c’est le 15 août, il sera trop tard, et chaque semaine de gagnée dans cette course contre la montre sera vitale au moment de faire les comptes en novembre, en attendant la saison prochaine. L’État prend-il conscience de cette situation particulière d’un territoire insulaire, largement dépendant de l’économie touristique, qui appelle beaucoup de réactivité et d’ampleur dans le soutien nécessaire pour éviter l’effondrement économique de la Corse ?*
À ce que l’on en sait, jusqu’à présent, ce n’est pas dans l’ADN des énarques de Bercy !
François Alfonsi.
* Lire également notre article de la semaine dernière, n° 2647 : « Tourisme, Comment sauver les meubles ? Une proposition concrète pour la saison qui vient ».