L’Institut d’études appliquées des civilisations et des espaces méditerranéens (Ineacem) et son président Jean Castela invitait à une plongée dans le monde étrusque les 19, 20 et 21 mai, après un important séminaire en présence des plus grands spécialistes mondiaux en étruscologie du 13 au 15 mai dernier, venus valider avec force les orientations de l’Ineacem. C’est au Parc Galéa de son dynamique animateur Fabrice Fenouillère que le public a pu découvrir nombreuses facettes de cette civilisation qui a dominé la Méditerranée durant plusieurs siècles et dont il reste tant à explorer.
La civilisation étrusque traverse une longue période de notre histoire antique, de 800 à 300 avant notre ère. Mais elle imprègne bien au-delà l’évolution du bassin méditerranéen et des hommes qui l’ont peuplée. Les étrusques ont rayonné durant plusieurs siècles sur tout le bassin, de par leur commerce, leur culture, leur ingéniosité, leur esprit guerrier. Comprendre ces évolutions, découvrir ce qu’il en reste, savoir le rôle qu’a joué la Corse dans tous ces échanges, bref plonger dans cette civilisation et mieux se réapproprier cette partie de notre histoire, c’est l’objectif d’un projet porté depuis plusieurs années par l’Ineacem et Jean Castela, historien passionné, chercheur intarissable sur la question. Ainsi, avec l’implication de nombreux partenaires, il apporte par son action un « chaînon » manquant de cette histoire méditerranéenne, en associant la Corse aux nombreux travaux qui existent sur le sujet, notamment chez nos cousins italiens. De nombreux chercheurs œuvrent à une meilleure compréhension de ce monde étrusque. En Corse, grâce à l’implication du Parc Galéa et de Fabrice Fenouillère, un espace permanent lui est dédié, et de nombreuses initiatives au service du projet « Rasenna » du nom que se donnaient les étrusques eux-mêmes. Arritti s’en était fait l’écho il y a quelques temps, le projet rassemble plusieurs universités et chercheurs, mais aussi collectivités, et c’est à sa suite, et grâce à la participation d’I Leoni di Nemea « Ruva Leu », troupe de reconstitution historique, meilleur spécialiste en la matière, que l’Ineacem organisait ces journées-découverte du 19 au 21 mai 2022 au Parc Galea. Après avoir consacré les 19 et 20 mai aux scolaires, le 21 mai était ouvert au grand public pour des démonstrations de toutes sortes, de l’art de la céramique aux techniques de combats, avec des ateliers, des conférences et de multiples échanges pour la compréhension de la civilisation étrusque.
Le public a pu assister à l’élaboration des peintures céramique. Avec une précision remarquable, l’artiste, car il s’agit d’un art, effectue un geste unique car il n’a pas le droit à l’erreur, pour tracer des motifs détaillés sur le vase à l’aide d’une moustache de lièvre. « C’est l’équivalent des grands artistes de la peinture ou de la sculpture qu’on aura plus tard, aux siècles des époques modernes et contemporaines. Il y avait sur ces céramiques les signatures de noms très célèbres comme Exequias », nous explique Jean Castela pour accompagner l’image projetée en gros plan sur grand écran, permettant au public de suivre le geste très précis de l’artiste, Roberto Paolini. Très peu de personnes sont capables de réaliser ces gestes antiques, « c’est l’un des rares, un des deux ou trois au monde à maîtriser sa technique aussi bien qu’il ne le prouve aujourd’hui » s’émerveille Fabrice Fenouillère. Maîtrise du geste, mais aussi du choix des argiles pour nuancer les couleurs, de la cuisson pour la solidité et la beauté du vase, différentes techniques de peinture sont expliquées par l’artiste dans une ambiance studieuse du public venu nombreux découvrir les différents ateliers proposés.
Des tentes didactiques étaien animées avec la troupe Ruva Leu et des étudiants de l’université de Corse en costumes étrusques qui présentent là encore céramiques, mais aussi armements, instruments de musique, fabrication de boucliers. Ainsi le public a pu approcher la vie quotidienne et les différentes activités des étrusques. Puis c’est à des combats que s’est livrée Ruva Leu, révélant les différentes techniques d’intimidation, d’approche et de contacts de ces « excellents guerriers » leur permettant d’affronter des adversaires tout en protégeant leurs soldats notamment au moyen d’un regroupement en phalange compact, à la fois solide et intimidante (cf. photos). « Ce n’est pas parce qu’on a un casque corinthien que l’on est corinthien, ou un casque étrusque que l’on est étrusque, en fait le matériel était très cosmopolite » explique Jean Castela qui met en garde sur les analyses hâtives et explique l’importance de la recherche pour approcher la vérité des échanges de l’époque. De même, le public apprend l’ingéniosité des hoplites (guerriers) du nom de leur bouclier, hoplon, leurs armements, lances ou épées, leurs techniques de fabrication, la maîtrise du métal qui constitue les armures ou les jambières, faites aussi de couches superposées de lin quand les guerriers sont moins fortunés. La célèbre bataille d’Aleria (Alalia) nous est contée. En 540 avant notre ère, opposant quelques 120 bateaux, elle fut un moment déterminant de l’histoire Antique et l’on imagine qu’au large de l’île sont ainsi enfouis des dizaines d’équipements guerriers. La Corse n’a pas fini de découvrir des trésors étrusques.
La Corse à l’époque des étrusques, c’était justement le thème d’une conférence de Jean Castela. En voyageant à travers cette époque à la rencontre de ce monde captivant, on découvre que notre île tout au long des siècles a eu un rôle important en Méditerranée. Elle n’était pas « déconnectée complètement du monde de la Méditerranée orientale… on peut partir du début du Néolithique jusqu’au premier millénaire avant notre ère, pour comprendre que l’île contrôle deux passages majeurs, le Canal de Corse d’une part, et d’autre part les Bouches de Bonifaziu. Ces deux voies de passage font partie de la dizaine de détroits les plus importants de la Méditerranée » explique Jean Castela, qui resitue l’histoire de notre Antiquité. « Jusqu’ici on parlait de la Corse, mais d’une part sans les Corses, et surtout d’une Corse qui semblait être simplement un point de passage vu par les navigateurs, phéniciens, grecs etc, aujourd’hui les choses sont envisagées de manière totalement différentes. La vraie question c’est comment est-ce que les Corses de l’époque ont participé à ces grands échanges ? »
Les étrusques apparaissent sur le temps long et « on sait que la Corse a des avantages considérables, notamment par ses richesses minières, du cuivre, du plomb, du fer, toute une série de minerais connus mais dont on ne sait pas encore s’ils étaient exploités sous l’antiquité. De fait, les historiens considèrent que la Corse faisait partie de ce monde-là ». C’est dire s’il y a énormément à découvrir en archéologie terrestre ou maritime.
Cette place exceptionnelle de la Corse dans le monde étrusque est pour l’heure un peu marginalisée au niveau institutionnel alors qu’il y aurait matière à développer un pôle d’excellence sur le sujet. L’université de Corse serait assurément favorable. Il est nécessaire de redonner des directives fortes au niveau de la collectivité de Corse.
Jean Castela nous fait voyager tout au long des siècles et des évolutions avec autant de questions sur les pratiques funéraires (pratique de l’incinération), les habitations, les mobiliers, qui éclairent sur la possibilité de rattacher la Corse aux civilisations méditerranéennes (civilisation villanovienne ou proto-étrusque puis, grecs bien sûr, phocéens…). Comment la Corse a-t-elle participé à tous ces grands mouvements, quel a été son apport aux évolutions de la Méditerranée ? Autant de questions auxquelles les historiens tentent de répondre. Il ne s’agit pas là de seulement un intérêt pour l’histoire, mais aussi de richesses touristiques et d’échanges culturels à venir offrant à notre île un attrait supplémentaire passionnant à ce qui a fait l’histoire de l’Antiquité. Le public est friand de ces découvertes et la civilisation étrusque par son rayonnement dans tout le bassin méditerranéen à partir du centre de l’Italie, de la Toscane (si proche) que l’on ne peut imaginer la Corse fermée à ces influences. Et peut-être a-t-elle été influente elle-même ? Lorsque l’on voit l’intérêt pédagogique et l’attention qu’ont suscité ces journées découverte sur le monde étrusque auprès des populations scolaires, on ne peut que saluer les initiatives prises par les chercheurs du Parc Galea. On aimerait que la passion que dégage la troupe Ruva Leu inspire en Corse le même type d’initiative. Autour de cette palpitante histoire, toutes sortes d’activités peuvent naître dans une île qui cherche à s’épanouir bien au-delà de ses plages et de son littoral. « Au lieu d’avoir une image insulaire simplement, il faut changer complètement d’optique et se dire que cette population qui était là, s’est enrichie, a participé aux grands mouvements de la Méditerranée, on avait là des chefs de tribus de très hauts rangs, comme on les retrouverait en Toscane. C’est une interprétation tout à fait nouvelle que l’on propose aujourd’hui » nous révèle Jean Castela. « De la même façon, si l’on prend les peuples du sud de la Corse, ils fonctionnent avec le nord de la Sardaigne, et il y a toute une réflexion sur les différents espaces occupés ».
« On sait que les grands golfes de la côte occidentale étaient non seulement fréquentés par les marins phéniciens, étrusques, grecs etc, mais qu’il y avait des populations indigènes qui participaient à ces grands courants d’échanges ».
Tous ces travaux de recherche permettent d’éclaircir ce qu’était la vie des Corses à ces époques, la pratique des banquets chez les étrusques par exemple auxquels participaient les femmes, fait singulier dans le monde antique, le luxe, le raffinement de cette civilisation, « l’interculturalité de ces époques » car se mélangeait les modes, les influences, les pratiques artistiques, de ces différents peuples. Les étrusques ont adopté l’écriture, de droite à gauche, mais il y a très peu de textes dont la compréhension reste difficile. Autre caractéristique, la religion. « Les étrusques étaient considérés par leurs contemporains comme le plus religieux des peuples », un culte totalement différent des autres peuples de Méditerranée, une « religion révélée » où étaient interprétés les signes du ciel.
« D’une certaine façon les Corses ont participé aux grandes cités étrusques… Y avait-il une conscience d’appartenir à une civilisation commune ? Oui, par la religion, par la langue…mais la solidarité n’était pas automatique » dit encore Jean Castela, qui interroge « Aleria est-elle une ville étrusque ? » Nombre de découvertes passées, comme la fondation des cités, l’arrivée d’autres peuples, comme les phocéens, leur domination totale sur la Méditerranée durant un demi-siècle au moins, leurs commerces avec le monde grec qui les fascine, etc, doivent être réinterrogées sous l’éclairage des découvertes sur le monde étrusque. Les Corses ont toujours pratiqué le commerce avec l’extérieur. C’est dire si l’étude de l’influence étrusque dans l’île peut révéler un regard nouveau sur toute l’Antiquité en Méditerranée.
Par sa beauté, ses richesses, sa place en Méditerranée, la Corse ne pouvait pas être indifférente au monde étrusque. On retrouve des traces, notamment ce tesson où est gravé Kursiké (le corse) retrouvé à Populonia, plus grande cité étrusque de Toscane. Dans toutes les périodes qu’a traversé cette civilisation, comme celle de « la renaissance étrusque » où évolue encore leur art de la céramique, « la Corse est toujours culturellement pleinement dans le monde étrusque. Ces questions passionnantes pour les historiens, le sont aussi sur un plan culturel parce que la première chose c’est de partir du territoire… Ceux qui ont écrit l’histoire récente, XIXe/XXe siècles, étaient à Paris, Londres, Berlin, la Méditerranée était, de fait, mis à part l’Egypte, dominée par cette historiographie… Aujourd’hui plus du tout, parce que ce sont les universités méditerranéennes qui travaillent en réseaux et soulèvent ces questions » se réjouit Jean Castela. Si l’on rapproche les chemins de transhumance, explique-t-il encore, comme il l’a fait avec l’écrivain-journaliste Pierre Jean Luccioni, on se rend compte que les peuples de l’île font le lien entre montagne et littoral, mais aussi en face, où se situent les grands ports des cités étrusques. Allaient-ils au-delà de l’échange ? La découverte récente d’une tombe étrusque à Aleria montre que ce monde doit être encore prolongé au moins jusqu’au IIIe siècle, alors que l’on est déjà dans l’époque romaine, toute l’Antiquité est à explorer avec ce regard nouveau.
« En posant la question de la Corse dans le monde étrusque, on parle d’une civilisation, d’un moment de civilisation, et non pas d’un peuple comme on l’a présenté d’une manière anachronique, et avec des degrés d’étrusquisation selon les régions » dit encore Jean Castela.
« Cette partie de l’histoire est essentielle pour la culture en générale, pour la compréhension de la Corse d’une manière globale mais aussi pour l’enseignement. Le but est de faire réfléchir sur la Méditerranée ».
Ainsi, le projet avec la bibliothèque municipale de Bastia et Linda Piazza, responsable de la classe patrimoine du lycée Jean Nicoli, autour de la civilisation étrusque. Les élèves ont conçu une iconographie qui a été confiée à Roberto Paolini qui a peint devant les élèves et l’œuvre qui en résulte est désormais exposée au Lycée Jean Nicoli.
La civilisation étrusque porte à une grande réflexion sur la culture, sur l’identité. La Corse a une chance extraordinaire de posséder le seul espace en dehors de la péninsule italienne qui fait partie pleinement de ce monde étrusque. Pourquoi ne pas l’explorer ? •