Cap'artìculu

Croissance économique et déclin social

par François Alfonsi

 

L’autonomie de la Corse permettra-t-elle de résoudre cette contradiction paradoxale ? En effet, alors que l’économie progresse, la pauvreté explose dans l’île. Femu a Corsica a programmé une importante réunion à Aiacciu, le premier « Cuntrastu di l’Autunumìa », pour en débattre avec les plus engagées des associations caritatives. Car l’île est riche d’un tissu associatif expérimenté et dévoué qui ne sait plus comment faire face à la pauvreté croissante qu’il constate au quotidien.

 

 

Depuis plusieurs décennies, la Corse connaît la croissance économique. Elle se constate par deux tendances fortes qui y concourent, à savoir une augmentation de sa population, et dans même temps une augmentation régulière du PIB par habitant. Plus d’habitants, et chacun d’entre eux produisant plus de richesses, se traduisent mécaniquement par l’accroissement du volume économique généré par l’île, à savoir son Produit intérieur brut.

Ainsi, la Corse des années 80 comptait 250.000 habitants et recevait un PIB par habitant la situant bien en retrait de la plus pauvre des ex-vingt-deux régions de la France métropolitaine. Au tournant des années 90, elle est au creux de la vague au moment de la dévaluation des monnaies faibles d’Europe (lire italienne, peseta espagnole, drachme grecque, etc.) qui, en 1992, préparait la création de l’euro quelques années plus tard. Ainsi, dans son environnement méditerranéen, la Corse était restée le seul territoire à monnaie forte, pendant que tous les autres connaissaient une dévaluation de leurs monnaies. La conséquence immédiate a été de creuser de plus de 20 % le différentiel des prix entre la Corse et les territoires de mêmes caractéristiques qu’elle, Sardaigne et Italie en général, Baléares et Espagne, Grèce, sans compter les destinations alors émergentes plus au sud ou en Croatie. L’activité touristique a été très impactée, mais aussi les activités agricoles exportatrices comme les agrumes.

 

Pour l’économie corse, ça a été alors une véritable Bérésina, chacun en Europe préférant les autres destinations méditerranéennes devenues bien meilleur marché et des produits agricoles soudain devenus beaucoup plus compétitifs. La situation fut si grave que le gouvernement Balladur décida d’instaurer une zone franche sur l’ensemble de la Corse pour enrayer les nombreuses faillites. Quand on sait le rejet viscéral du Ministère des Finances de Bercy pour de telles mesures, on imagine à quel point cette crise a été profonde, et on mesure aussi l’importance de la stabilité survenue ensuite avec l’adoption de l’euro, qui permis à l’économie corse de se reconstruire. Alors que le débat sur l’Europe rebondira l’an prochain avec les élections européennes, il est intéressant de rappeler comment l’île est progressivement sortie de l’ornière grâce à la création de l’euro.

Depuis la croissance est réelle et régulière. Vingt-deuxième région économique pour son PIB par habitant en 1995, elle rattrape le peloton vers 2005, puis devance deux puis trois puis quatre autres régions à compter de 2008 jusqu’à 2015 quand le gouvernement Hollande/Valls a décidé de supprimer l’Auvergne, le Nord-Pas de Calais ou le Languedoc-Roussillon que nous avions déjà rejoints ou dépassés. Dans le même temps, la population de l’île a connu une croissance démographique forte, très supérieure à celle des autres régions : 250.000 en 1995, 277.000 en 2005, 339.000 en 2019. Et, durant cette période, l’équilibre entre activités productives et fonction publique s’est plutôt amélioré.

 

Sauf que dans le même temps la pauvreté dans l’île ne cesse de progresser. La Corse peut même postuler comme le plus parfait contre-exemple à la théorie du « ruissellement » chère à Emmanuel Macron : la richesse qui s’y crée n’atteint manifestement pas les couches les plus pauvres de la population !

Plusieurs facteurs alimentent ce « paradoxe corse ». Nous les dénonçons régulièrement : un coût de la vie bien plus élevé, aggravé par une évolution stratosphérique des coûts du logement en raison de la spéculation immobilière que l’économie touristique alimente, une activité saisonnière qui génère beaucoup de « travailleurs pauvres », beaucoup n’ayant que les prestations chômage, de plus en plus chichement accordées, pour passer l’hiver. Et bien d’autres raisons.

Ainsi, le nombre de familles soutenues par le Secours Populaire a doublé en quatre ans, entre 2019 et 2023. Car, face au coût de la vie, les allocations de solidarité sont bien plus vite insuffisantes dans le contexte de la Corse, surtout pour les familles nombreuses, logées dans une passoire thermique et condamnées à la voiture pour leurs déplacements dans une île si peu dotée en transports en commun. La cartographie de cette pauvreté aussi interpelle car l’intérieur y est surreprésenté.

 

En vérité cette approche globale illustre bien pourquoi la Corse a besoin d’adapter les politiques générales de lutte contre la pauvreté au contexte particulier qui est le sien grâce à une autonomie. D’abord pour bien mailler le territoire et offrir un cadre plus performant à l’application des politiques de soutien aux plus précaires : la Corse est la région où il existe le taux le plus important de bénéficiaires qui n’activent pas leurs droits. Ensuite pour adapter le droit du travail aux besoins locaux, par exemple à travers un contrat annualisé pour les saisonniers du tourisme qui ne travaillent que six mois. Ils pourraient gagner un peu plus, et surtout, grâce à ce contrat de travail garanti, proposer aux banques des garanties meilleures et ainsi changer de logement pour rejoindre un habitat digne et énergétiquement performant.

Le soutien scolaire, l’accès aux activités sportives, l’évitement de situations d’exclusion, l’accès à la prévention sanitaire, toutes ces politiques sortiraient du seul cadre d’un soutien sporadique au bénévolat pour activer des droits nouveaux fondés sur des ressources à prélever sur les produits du développement économique.

Car l’autonomie principale est et restera l’autonomie fiscale : aucune société ne peut être équitable si sa richesse augmente et que rien n’est fait pour que cette richesse contribue à atténuer structurellement une pauvreté galopante. •