Pour réaliser la réforme des retraites promise depuis qu’il est Président de la République, Emmanuel Macron était écartelé entre deux nécessités : d’un côté avoir une majorité au Parlement, Sénat et Assemblée nationale, pour qu’elle soit votée, dans le contexte de sa majorité relative qui l’oblige à rechercher des alliés, et, d’un autre côté, atténuer la contestation syndicale en avançant un compromis tolérable pour les futurs retraités. Le report de l’âge légal de 62 à 64 ans est la proposition qui a permis d’obtenir le soutien de la droite au Parlement, et donc une majorité pour le vote final. Mais elle est aussi celle qui a permis l’union des oppositions derrière un front syndical unanime, donc forcément mobilisateur.
L’immense succès des manifestations du 19 janvier a surpris jusqu’aux organisateurs eux-mêmes. Le cortège parisien était très nombreux, mais le fait le plus marquant de cette journée de mobilisation a sans doute été l’extraordinaire foisonnement de manifestations dans toutes les petites et moyennes agglomérations. La Corse n’a pas manqué à l’appel, mille manifestants à Aiacciu, trois mille à Bastia, et de Toulouse à Strasbourg, d’Arras à Toulon, en passant par Bayonne ou Rennes, ont défilé à chaque fois des milliers, et même des dizaines de milliers, de manifestants.
Ce coup d’envoi tonitruant de la contestation laisse prévoir des lendemains difficiles pour le gouvernement, et la probable amplification de la mobilisation syndicale va incontestablement peser sur le débat parlementaire. Les alliances conclues en seront fragilisées et il n’est pas certain que tous les députés impliqués par leurs dirigeants, y compris dans les rangs de la macronie, seront volontaires pour monter sur les barricades et défendre jusqu’au bout le projet de réforme adopté en Conseil des ministres, contre un ou deux millions de manifestants maintenant la pression.
Pourquoi un tel niveau de rejet, confirmé par tous les sondages d’opinion ? Cela tient pour partie à la nature même de la réforme conçue pour rétablir l’équilibre entre recettes et dépenses en réduisant les dépenses, et donc en imposant aux actifs d’aujourd’hui davantage d’efforts – travailler plus longtemps –, et donc moins de temps comme pensionnés une fois retraités. Par nature une telle réforme ne peut pas être populaire !
Le problème est aussi sociologique. Les dix premières années, jusqu’à 70-75 ans, sont l’âge d’or du retraité, celui des années actives et de pleine santé. Les deux ans de rallonge de sa vie professionnelle sont 20 % de cette période tant attendue par tous. C’est beaucoup.
Mais plus que sa valeur brute, cet allongement a le défaut inacceptable d’être peu égalitaire selon les sexes, et, surtout, selon la catégorie sociale. Repousser l’âge légal pour celui qui est rentré tardivement dans la vie active en raison de longues études, et donc n’a déjà droit au taux plein qu’au-delà de 64 ans, sera sans incidence ou presque. Sans compter qu’il fera partie ensuite, vu ses revenus, des retraités les mieux payés. Par contre celui qui a commencé à travailler jeune, avec des revenus modestes, verra sa période d’activité réellement prolongée de deux années, et donc son capital-temps de retraite en bonne santé reculer de 20 %. D’autant que nombre d’entre eux ont assumé des métiers pénibles, ce qui limitera leur temps de retraite active face à une santé affectée par l’usure. Leur mobilisation ne risque pas de faiblir car elle est actionnée par le ressort de l’injustice.
L’autre difficulté à surmonter est le rejet croissant des politiques développées par Emmanuel Macron depuis qu’il a été élu en 2017. La décision de supprimer l’impôt sur la fortune au début de son premier quinquennat a marqué durablement l’opinion, et, des gilets jaunes d’il y a trois ans aux syndicalistes d’aujourd’hui, le fossé n’a fait que se creuser entre les gouvernants et les classes populaires. La publication régulière de statistiques étalant la bonne santé des millionnaires et des actionnaires des grands groupes ne fait qu’ajouter à la frustration générale.
Il n’est pas du tout certain que la mobilisation s’atténuera au fil des mois. Si tel est le cas, la réforme Macron des retraites sera mise en grande difficulté. •