Chine : +139% ; Inde : +96% ; USA : +34% ; Europe : -2%. L’évolution des principales économies mondiales depuis dix ans est le signe d’une tendance bien affirmée qui redéfinit les équilibres mondiaux.
Il ne faut pas s’arrêter plus que de besoin sur les croissances chinoise et indienne. Ces deux mastodontes de l’économie mondiale étaient dans un tel état de sous développement au sortir de la grande période coloniale, qu’il est facile de comprendre qu’ils effectuent un « rattapage historique » depuis que, avec des voies différentes, l’économie moderne a pénétré leurs pays.
Ils ont construit leur croissance économique sur l’exportation, et donc la « délocalisation » vers leurs pays d’activités de production alimentant les marchés occidentaux en marchandises fabriquées à bas coût. Cette croissance par la délocalisation induit mécaniquement la stagnation des pays qui voient fuir ces activités, tout en servant de débouché à ces productions venus de Chine ou d’Inde.
Est-ce choquant en soi ? Il faudrait pour répondre à cette interrogation imaginer les conséquences d’un scénario inverse, celui de marchés occidentaux hermétiquement protégés à leurs frontières. Sans ce transfert de richesses entre des continents très riches, comme l’Europe et les USA (900 millions d’habitants), vers ces continents très pauvres (2.200 millions d’habitants), le monde ne serait-il pas beaucoup plus dangereux ? Et combien de richesses auraient-il fallu alors consacrer pour éviter des guerres catastrophiques, avec, à l’heure de la bombe atomique, des conséquences planétaires et écologiques imprévisibles ?
Que la « mondialisation » ait permis ce rattrapage n’est donc sans doute pas le pire de ses effets. Sur la même décennie, on a observé un processus semblable entre Amérique du Nord et Amérique du Sud, jusqu’à ce que Trump décide qu’il était nécessaire d’y mettre un terme. Et il serait souhaitable qu’il en soit rapidement de même pour l’Afrique, ce qui éviterait à l’Europe une nouvelle aggravation de la crise migratoire. Car la misère économique est la mère de tous les conflits et de toutes les désespérances qui jettent des millions d’êtres humains sur les routes de l’exil vers des eldorados plus ou moins fantasmés.
Le chiffre qui doit nous interpeller sans doute davantage est l’écart de 36% entre l’Europe et les Etats Unis. Comment expliquer qu’entre deux sociétés de niveau équivalent au plan de la formation des hommes, de la maîtrise des technologies et de la disposition de capitaux, un tel écart ait pu se creuser en dix ans à peine ?
La première raison est que les Etats-Unis ont trouvé de nouveaux relais de croissance, contrairement à l’Union Européenne. Le principal est sans nul doute Internet qui permet d’irriguer l’économie américaine avec des flux économiques aspirés dans le monde entier, y compris dans des domaines d’activité comme le commerce (Amazon) ou les services (Uber) qui échappaient jusqu’à présent à l’emprise de la mondialisation. La détention de matières premières, relancée avec les gaz et le pétrole de schiste, est sans doute une autre raison, mais la richesse ainsi créée génère des coûts environnementaux colossaux que la statistique ignore absolument. Il faut donc relativiser l’écart que les chiffres donnent, mais il est incontestable que l’Europe ne peut que perdre sa capacité économique, et donc les standards sociaux que cette « richesse » permet de financer, si elle ne génère pas des gains nouveaux d’efficacité économique.
Elle n’a plus de matières premières à exploiter, et elle a à juste raison écarté les faux vecteurs de croissance qui, comme les gaz de schistes, génèrent beaucoup plus de coûts sociétaux que de bénéfices économiques.
La vraie chance de l’Europe est sans doute dans sa capacité à donner plusieurs des réponses économiques les plus pertinentes aux grands défis de l’Humanité que sont le réchauffement climatique, la pollution des sols et de la mer, ou le recul des terres fertiles. En promouvant la première une agriculture sans pesticides et de circuit court, elle ouvrira la voie à une nouvelle agriculture mondiale pour nourrir la planète en arrêtant la destruction des sols. En inventant les villes sans voitures, le bâtiment à énergie zéro, le bien-être au travail, la réduction des consommations d’énergie, elle fournira des réponses pertinentes pour ces continents qui étouffent déjà sous les pollutions générées par leur croissance accélérée, et dont le modèle social doit évoluer rapidement.
Ces savoir-faire seront précieux pour rendre le monde de demain soutenable, et pour, dans le même temps, redonner son essor à une économie européenne aujourd’hui affaiblie. Tel doit être le projet économique européen en ce vingt et unième siècle.
François Alfonsi.