On peine à imaginer que la vie soit possible dans ce désert à quelques dizaines de km de Tindouf au sud de l’Algérie, dans un territoire qui pourrait servir de décor lunaire à un film pour cosmonautes. Sable et cailloux à perte de vue sont le seul horizon, et la température en plein été y dépasse allègrement 50°C. C’est là que vivent des dizaines de milliers de Sahraouis depuis 45 ans, depuis que l’armée marocaine a occupé militairement leur pays après le retrait de l’Espagne.
Historique. La décolonisation de l’Afrique est un processus engagé dans les années 50, qui a successivement amené à la constitution d’États indépendants à partir des colonies établies par les pays européens au cours du 19e siècle. Les grands pays colonisateurs étaient la France, le Royaume Uni, le Portugal, et aussi la Belgique et l’Italie. L’Espagne, omniprésente en Amérique du Sud, n’a alors qu’un seul territoire colonial africain, le Sahara Occidental, entre Maroc, Algérie et Mauritanie. Y vivent alors un demi-million environ de Sahraouis, essentiellement le long des côtes car le territoire est en grande partie désertique. Le « Sahara espagnol » a une place importante dans l’Histoire de l’Espagne, puisque c’est à partir des garnisons stationnées au Sahara que Franco est arrivé au pouvoir à Madrid.
Les Sahraouis, encouragés par les processus d’indépendance de leur voisinage, ont pris les armes à leur tour contre l’occupant espagnol au début des années 70 alors que Franco était encore à la tête de l’Espagne. Le Front Polisario est alors créé pour mener cette guerre de libération nationale.
Ce n’est qu’en 1975, à la fin du franquisme, que l’Espagne envisage à son tour de donner l’indépendance à son ancienne colonie, et donc commence à négocier avec le Front Polisario, le Maroc et la Mauritanie. Dès cet instant, le Royaume du Maroc affiche sa volonté d’annexer ce territoire aux riches potentialités minières, notamment des phosphates, et au fort potentiel pour la pêche. Le Front Polisario résiste à cette nouvelle colonisation, et Hassan II décide d’engager une « marche verte » pour occuper le territoire militairement tout en y implantant progressivement des colonies de peuplement destinées à supplanter la population sahraouie.
À l’ONU, l’invasion marocaine est officiellement déclarée contraire au droit international, mais le Maroc, fort de sa supériorité militaire, a déjà érigé, et étendu progressivement, un large mur de sable fortifié qui partage l’ancienne colonie espagnole en deux. Les Sahraouis sont repoussés de l’autre côté du mur, plus de 1200 kilomètres de long, dans la partie la moins habitable, tandis que, pour se protéger des bombardements marocains, ils se sont exilés massivement de l’autre côté de la frontière, en Algérie, dans cinq camps de réfugiés établis en plein désert, en terrain extraordinairement hostile : climat extrême en raison de la chaleur et des vents de sable, aucune végétation possible, pas d’eau, pas d’équipements, etc. Ils y survivent depuis 1976, soit 45 années.
Depuis le Front Polisario continue son combat contre le Maroc, inégal malgré l’appui de l’Algérie, tandis que l’Espagne, dernière puissance occupante officielle, est toujours responsable du processus de décolonisation du Sahara Occidental devant l’ONU.
Les Nations Unies ont pris plusieurs résolutions qui ont chaque fois reconnu la légitimité du Front Polisario et condamné l’occupation marocaine, et l’ONU a demandé que soit tenu un referendum d’autodétermination, conformément au droit international. Avec l’appui de l’Espagne, et des États Unis durant la présidence Clinton, un cessez-le-feu est entré en vigueur en 1991, mais le projet de referendum a été empêché du fait de l’obstruction du Maroc appuyé notamment par la France. Les combats ont repris en 1995. Une révolte de la population sahraouie vivant sous occupation marocaine a été réprimée dans la ville de Laayoune en 2010. Un très grand nombre de Sahraouis ont ainsi été condamnés à un exil vers les camps.
Depuis la partie restreinte du territoire qu’ils contrôlent encore, le Front Polisario mène des actions sporadiques contre l’armée marocaine, auquel il est répondu par des bombardements de drones. La population déportée est en sécurité à Tindouf sous le parapluie militaire de l’Algérie, c’est pourquoi elle s’y est installée, mais elle vit dans une précarité extrême et elle dépend entièrement de l’aide internationale accordée par l’ONU aux réfugiés à travers le HCR (Haut-Commissariat aux Réfugiés), au même titre que les Palestiniens, les Syriens, et tant d’autres qui fuient la guerre. Sauf que les Sahraouis vivent dans les conditions les plus extrêmes, et qu’ils sont parmi les populations qui ont connu cette situation durant le plus grand nombre d’années.
Des conditions ahurissantes surmontées grâce au courage collectif et à la solidarité internationale. Comme tous les réfugiés, les Sahraouis des camps de Tindouf n’ont qu’une envie : retrouver la liberté dans le pays d’où ils viennent. Pour eux leur résidence à Tindouf n’était qu’un moment de leur vie. Mais en 2022, voilà que trois générations sont passées et seuls les plus anciens ont réellement connu le Sahara Occidental de leurs origines. De cette base arrière, que l’Algérie a concédé à une administration directe par le Front Polisario, le contact est gardé avec la partie non occupée du pays grâce aux pistes qui traversent le désert.
La première chose que l’on constate dans les camps c’est la domination numérique des femmes jeunes, les hommes étant enrôlés par la lutte armée. Et encore plus frappant est le nombre des enfants qui surgissent des campements.
Ces enfants sont pris en charge par un État sahraoui qui assure le service public de l’Éducation avec le peu de moyens dont il dispose, des locaux sommaires et malgré la difficulté d’attirer des enseignants dans ce bout du monde. Mais la solidarité internationale est une machine puissante avec un foisonnement d’ONG qui ont à cœur de ne pas abandonner ce peuple dans le besoin. Il y a la prise en charge des victimes de guerre, notamment à cause des mines enfouies par l’armée marocaine tout le long du mur pour dissuader quiconque de s’en approcher. Il y a la nourriture qui est apportée par des paniers mensuels distribués à 91 % des habitants, c’est-à-dire grosso modo tout le monde sauf les salariés des organisations humanitaires et les fonctionnaires. Ce ravitaillement est assuré par le Croissant Sahraoui, l’équivalent de la Croix Rouge, qui vient de se doter de hangars modernes permettant d’assurer chaque mois un panier de produits de base, farine, riz, sucre, etc.., et un panier complémentaire de légumes.
Chaque habitation est sommaire, en simples parpaings. La chaleur l’été les rendent invivables. L’électricité permet de climatiser parfois une pièce où les gens se réfugient durant la journée, sauf quand le réseau électrique ne résiste pas. Alors des cars sillonnent les villages pour prendre en charge les plus anciens et les héberger dans un gymnase de Tindouf qui est correctement ventilé. La canicule est permanente et elle provoque le décès de beaucoup de personnes âgées chaque été.
Pour les enfants aussi l’été est infernal. Pour y faire face les réseaux européens de solidarité, particulièrement actifs en Espagne, ont développé une action formidable. Ce sont ainsi 8.000 enfants qui sont évacués deux mois durant vers des familles d’accueil en Espagne par des charters affrétés entre Tindouf et l’Espagne, et ainsi ils peuvent échapper au confinement des canicules et profiter de vacances et de rencontres, tout en continuant à apprendre l’espagnol que connaissent leurs grands-parents. Mais en 2020 et 2021, le Covid a interrompu cette action exemplaire et il faut tout reconstruire pour l’été 2022.
Le HCR a aussi réalisé des lieux de santé accessibles dans chacun des cinq villages, et un hôpital pour l’ensemble de la population. Les médecins sont désormais des jeunes nés dans les camps et qui ont réussi à mener leurs études, le plus souvent à Alger.
Combien sont-ils à vivre dans ces conditions terribles ? Le Croissant Sahraoui distribue 133.000 rations de survie. Une partie sert sans doute aussi à ceux qui sont privés de tout dans le territoire encore contrôlé par les Sahraouis. Mais ce sont au bas mot 100.000 personnes, dont 30.000 enfants au moins, qui partagent ces conditions de vie extrêmes.
Un jeu politique éminemment instable. Longtemps la République Démocratique du Sahara Occidental a fondé ses espoirs sur la communauté internationale, tant le droit international est de son côté. C’est ce que vient d’ailleurs de confirmer avec éclat, en septembre dernier, la Cour de Justice de l’Union Européenne.
En effet une des principales richesses du territoire sont les fonds très poissonneux de ses côtes. De ce fait, comme pour plusieurs autres pays disposant d’un gisement halieutique plus important que la capacité de prélèvement de sa flotte de pêche, l’Europe négocie contre de fortes subventions l’accès de ses pêcheurs, espagnols et français pour les plus nombreux, à ces zones poissonneuses. Des « accords de pêche » sont ainsi passés, et les financements qui en résultent reviennent légalement aux peuples des territoires côtiers concernés.
Au large du Sahara Occidental, ils reviennent aux Sahraouis, et donc au Front Polisario qui en est le représentant officiellement reconnu par les Nations Unies depuis que ce territoire, l’Espagne se retirant, est inscrit sur la liste des territoires à décoloniser.
Le Maroc, qui prétend que le Sahara Occidental fait partie du Royaume du Maroc, veut s’accaparer ces droits de pêche. L’Union Européenne, très pro-marocaine, y consent et a négocié des accords troubles avec le Maroc qui affirment que les sommes en jeu seront attribuées pour les « populations du Sahara Occidental », c’est-à-dire, en fait, majoritairement des colons marocains. Saisie par le Front Polisario, la Cour de Justice de l’Union Européenne a tranché : ces accords passés sont illégaux, et, malgré l’appel introduit par la Commission, les attendus du jugement sont tellement clairs que sa confirmation est très probable, ouvrant la porte à de solides compensations financières au profit de la République Démocratique du Sahara Occidental.
Mais si la position du Front Polisario reste forte au plan juridique, elle est beaucoup plus fragile au plan politique. Depuis trois ans les soutiens à l’Espagne se sont renforcés autour d’un agenda international qui a lié la question de l’ex-Sahara espagnol occupé par le Maroc avec celle de la Palestine occupée par Israël. A l’instigation du gouvernement israélien, les USA de Donald Trump ont reconnu officiellement la « marocanité » du pays occupé. En réciprocité, le Maroc a noué des relations diplomatiques nouvelles avec Israël. Les Emirats du Golfe persique lui ont emboîté le pas, tandis que l’élection de Joe Biden n’a rien remis en cause de la décision de Donald Trump. En Europe, la France a longtemps été le meilleur allié de Rabat, tandis que l’Espagne, garante en tant que dernière puissance occupante du processus de décolonisation, avait toujours refusé d’avaliser l’occupation marocaine. Pedro Sanchez vient de faire faire volte-face à son pays en écrivant une lettre officielle au Roi du Maroc apportant le soutien officiel de l’Espagne à son « plan d’autonomie ». En Espagne, où la question sahraouie est très sensible, cette position a été dénoncée avec force et Pedro Sanchez a dû tempérer son soutien au Maroc. Mais beaucoup de mal a été fait !
Puis est survenue la guerre en Ukraine qui rebat les cartes en faveur des Sahraouis. En effet, si on en venait à s’asseoir sur le droit international pour donner une légalité juridique à l’occupant dans le cas du Sahara Occidental ou de la Palestine, pourquoi la refuser à la Russie sur les territoires d’Ukraine qu’elle occupe, et sur ceux qu’elle entend conquérir par la force des armes ? D’autant que l’alternative au gaz russe pour l’Europe est en grande partie du gaz algérien, et que l’Algérie, alliée du Front Polisario depuis l’origine, entend combattre les prétentions coloniales du Maroc en conditionnant les accords d’approvisionnement en gaz de l’Europe à une nouvelle attitude vis-à-vis de la question sahraouie.
Car dans cette région d’Afrique du Nord, la situation sécuritaire s’est brusquement enflammée cet été entre le Maroc et l’Algérie qui ont rompu leurs relations diplomatiques et fait entendre d’inquiétants bruits de bottes. En cas de dérapage, c’est très probablement au Sahara Occidental que le conflit s’embrasera. On n’en est pas passé loin il y a trois mois quand un drone marocain (Israël en est le plus important fournisseur au monde !) a détruit un convoi algérien et tué ses chauffeurs. A la moindre nouvelle étincelle, l’Algérie pourrait riposter d’autant plus facilement qu’elle serait, vis-à-vis du droit international, habilitée à considérer qu’elle n’attaque pas le territoire marocain. Puis les forces armées sahraouies ne manqueraient pas de relayer les combats sur le terrain.
Un tel scénario embraserait le Maghreb et créerait une instabilité imprévisible dans le voisinage immédiat de l’Europe. Pour en conjurer le risque, le plus efficace serait sans nul doute de réactiver un processus de paix équitable autour de la question du Sahara Occidental. L’Union Européenne à condition de sortir de son tropisme pro-marocain et d’en revenir aux fondamentaux du droit international pourrait jouer un rôle essentiel pour cela. •
François Alfonsi.
Mission du Parlement Européen dans les camps de réfugiés sahraouis de Tindouf
Cette mission a rassemblé cinq députés des groupe socialiste (Andreas Schieder, Autriche, Hannes Heide, Autriche, Olekas Juozas, Lithuanie), du groupe la Gauche (Parnendo Barrena Espagne-Pays Basque) et Verts-ALE (François Alfonsi). Elle a été organisée par l’Intergroupe Sahara Occidental structuré au sein du Parlement Européen.
Durant quatre jours, nous avons partagés leurs conditions de vie difficiles, rencontré les structures politiques et humanitaires qui organisent la vie d’une centaine de milliers de personnes malgré tout, et qui maintiennent leur combat pour la liberté et pour l’autodétermination de leur territoire annexé militairement par le Maroc. Voici un exposé de leur situation. • F.A.