Et dire que d’aucuns tonitruaient que des députés nationalistes corses ne serviraient pas à grand-chose à l’Assemblée Nationale ! Leur lobbying permanent a permis la constitution d’un groupe qui aujourd’hui pèse dans l’hémicycle, par ses prises de positions et ses propositions. Paul Molac, député breton de la Fédération Régions & Peuples Solidaires tout comme les trois députés nationalistes corses, l’a démontré ce 8 avril au Palais Bourbon. L’émouvant plaidoyer en défense du député de la première circonscription de Haute-Corse, Michel Castellani, a été un moment fort de ce débat.
« Mon père n’a jamais mis les pieds dans une école. Jamais. Mes parents m’ont toujours parlé en langue corse. Exclusivement. À travers cette langue ils m’ont inculqué le sens du travail, du devoir, de l’honnêteté. Je suis devenu bien plus tard professeur des Universités et ai enseigné peu ou prou l’économie aux quatre coins du monde. La rupture culturelle brutale est résumée en cet exemple. Mais aussi le fait que la pratique d’une langue minoritaire ne bloque en rien l’ascenseur social.
Nous connaissons la relation que l’État entretient avec ses langues. Je n’ai jamais entendu une parole de corse tout au long de mes études. Depuis des siècles, le français est la seule langue des diplômes, de l’emploi, des sciences, de la culture, et quand sur un territoire deux langues cohabitent, que l’une d’elle est favorisée au détriment de l’autre, c’est naturellement vers la plus puissante que les parents se tournent car il en va de la promotion sociale et de l’avenir des enfants. C’est pour cette raison qu’au fil du temps la grande majorité des Bretons, des Alsaciens, des Corses ou d’autres, n’ont pas transmis ou mal leur langue historique à leurs enfants, bien aidés en cela par une politique d’état visant à les exclure de la vie publique et de l’école.
C’est bien triste car la langue maternelle représente l’un des fondements de l’identité de chacun d’entre nous. C’est par le langage qu’enfant nous construisons nos relations aux autres, au monde qui nous entoure, exprimons nos premières émotions, nous construisons affectivement. Cet élément est « de la même importance que le sexe, le visage ou le nom » a écrit le médecin montpelliérain Pierre Boquel. Ce fondement se trouve fragilisé si l’on nous impose une autre langue supposée plus noble. Dès lors apparait peu à peu ce terrible sentiment de honte de soi. Car ce n’est pas simplement notre langue qui est dévalorisée, mais à travers elle notre famille, notre région et notre culture. Ce conflit entre langue dite haute et langue dite basse, ce que les linguistes appellent la diglossie, provoque une redoutable tension chez la personne concernée. Le fait d’imposer à un individu un changement de langue a pu provoquer de graves traumatismes psychiques. Et les travaux de Pierre Boquel le montre clairement. Savez-vous qu’au Canada les communautés ayant perdu leur langue connaissent six fois plus de suicides que celles qui les parlent encore ? Qu’il en va de même des aborigènes d’Australie, des Amérindiens du Canada je l’ai dit, et des maoris de Nouvelle Zélande ?
En Bretagne, les mauvais indicateurs en termes de morbidité ont pu également être exprimé par la perte soudaine d’identité linguistique.
Alors le français est bien notre langue commune et personne ne pense à ce qu’il en soit autrement. Mais elle ne doit pas être exclusive des autres langues de France métropolitaine et d’Outremer. La citoyenneté française peut s’exprimer pleinement dans une identité qui ne se vit pas exclusivement dans une langue unique, comme elle ne se vit d’ailleurs pas dans une religion ou une identité personnelle unique. Pourquoi des personnes aux langues, aux origines, aux croyances diverses, seraient-elles constamment mises en demeure de choisir l’une ou l’autre de leurs identités ?
Sans doute, comme l’a magnifiquement écrit Amin Maalouf de l’Académie Française, à cause de ses habitudes de pensées et d’expressions si ancrées en nous tous, à cause de cette conception étroite, exclusive, bigote, simpliste, qui réduit l’identité entière à une seule appartenance, l’identité n’est pas donnée une fois pour toute, elle se construit, elle se transforme tout au long de l’existence. En somme, elle ne peut se segmenter, il s’agit d’un tout que l’on forge toute sa vie par ses expériences multiples. Amin Maalouf vient ainsi corroborer les études du Dr Pierre Boquel et du neuropsychiatre Boris Cyrulnik, quand il note que rien n’est plus dangereux que de chercher à rompre le cordon maternel qui relie un homme à sa langue. Lorsqu’il est rompu, ou gravement perturbé, cela se répercute désastreusement sur l’ensemble de la personnalité.
Et moi qui ne suis pas linguiste ou neuropsychiatre, j’ajouterais modestement qu’il convient de redonner toute leur place aux langues régionales. J’affirmerais que toutes les langues méritent d’être sauvées, car elles portent en elles une part inestimable de la diversité humaine. Que les langues ne s’opposent pas, ne s’excluent pas, mais s’ajoutent et se confortent.
Alors, en cet instant, ici, la meilleure chose à faire est d’adopter conforme la proposition de loi qui nous est soumise à l’initiative de notre collègue breton Paul Molac, et de notre groupe Libertés et Territoires. Cette PPL vise à rehausser la protection, l’accessibilité, la visibilité des langues régionales dans trois domaines. Celui du patrimoine tout d’abord en reconnaissant l’appartenance des langues régionales au patrimoine immatériel de la France pour mieux pouvoir les protéger. Celui de la vie publique ensuite en sécurisant dans la loi l’affichage de traductions en langue régionale sur les inscriptions et les signalétiques publiques, ainsi que l’utilisation de signes diacritiques des langues régionales dans les actes d’état civil. Nous nous félicitons que ces deux titres aient été adoptés conformes par le Sénat, qui a su faire preuve d’une grande ouverture. Nous attendons la même ouverture de l’Assemblée nationale et de sa majorité concernant les derniers articles en discussion, relatifs à l’enseignement. Il serait en effet incompréhensible qu’une proposition de loi relative à la protection et à la promotion des langues régionales ne comporte aucune disposition d’envergure relative à l’enseignement de ces langues. Il est primordial de reconnaître dans la loi la possibilité d’un enseignement immersif en langue régional au sein de l’école publique. Des expérimentations sont déjà menées depuis de longues années, la méthode immersive permet une maîtrise complète de la langue, et les élèves qui en bénéficient ont, selon toutes les études, de meilleurs résultats en français que la moyenne nationale.
Nous ne comprenons pas l’attitude du gouvernement qui autorise les expérimentations en immersion dans le public, mais qui dépose un amendement de suppression de l’article qui sécuriserait cet enseignement.
De même, nous ne comprenons pas la suppression en commission de l’article relatif à la prise en charge effective par les communes du forfait scolaire pour les écoles associatives immersives. Il s’agissait pourtant d’un engagement ferme pris par le Premier ministre en février 2019. Monsieur le Ministre de l’Education Nationale notamment, lors des débats sur la loi pour l’école de la confiance, vous vous étiez aussi engagé à rendre véritablement effective la prise en charge de ce forfait scolaire. Nous appelons donc l’ensemble de nos collègues à rétablir cette disposition vitale pour assurer la pérennité financière de ces écoles associatives, dont deux sont en projet en Corse d’ailleurs, dans ma circonscription.
Mes chers collègues le moment est enfin venu d’adopter une loi relative à la défense de nos langues régionales. Et ce serait une première sous la Ve République.
Il y a dans une langue, dans ses expressions, ses tournures, ses proverbes, ses non-dits, sa musique, tout un univers et toute une conception de la vie. Montrons-nous à la hauteur des enjeux, des espérances et de l’engagement de nos associations, de nos réseaux d’enseignement, de tant de bénévoles, pour que vivent encore longtemps nos langues, ce patrimoine de l’Humanité. Je vous remercie. » •