Commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna

« Bien sûr que la gestion était politique »

Encore une semaine très chargée pour la Commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna. Tour à tour, ont été interrogés, les représentants des syndicats de direction et du personnel de l’administration pénitentiaire ; les anciens députés Bruno Questel et François Pupponi, qui siégeaient dans la majorité présidentielle ; enfin Mme Nicole Belloubet, ancienne Garde des Sceaux (juin 2017-Juillet 2020). Ces auditions confirment les précédentes : incompréhension face aux traitements de faveur dont a bénéficié l’assassin, anomalie du refus systématique opposé au rapprochement d’Yvan Colonna et des autres prisonniers corses, interrogations et contradictions au fil des auditions…

 

L’audition des syndicats

Dans leurs propos liminaires, les délégués du Syndicat national des directeurs pénitentiaires CFDT et du Syndicat national pénitentiaire FO Direction (Force ouvrière), exposent les conditions de travail pénibles de leur métier sur un ton corporatiste, faisant corps pour défendre la directrice de la centrale d’Arles dont la gestion est jugée pour le moins « laxiste » par la commission. Le président rappelle les faits : assassinat avec préméditation, rapport de l’Inspection générale de la justice, et ses constats « édifiants »… « Je vous demande d’en prendre conscience » interpelle Jean Félix Acquaviva, « on n’est pas en audition libre, on n’est pas au comptoir, il y aura des suites à ce que l’on fait ». À Arles, on est dans « la loi des petits nombres » : 440 détenus, 15 DPS, et seulement 4 TIS. Le manque de moyens n’est donc pas opposable. Le député interroge sur le traitement des détenus islamistes et de l’évaluation de la radicalisation au sein des de l’ensemble des services de renseignement, et notamment la nature des relations entre ces outils, les directeurs d’établissement, les préfets… « un chef d’établissement n’est pas informé de tout », « le risque 0 n’existe pas » se bornent à répéter les représentants syndicaux de Direction. On n’en obtiendra pas plus.

 

Les représentants syndicaux des personnels sont plus prolixes. FO Justice, UFAP-UNSa Justice, SPS, SNPAP-FSU sont présents. La CGT pénitentiaire n’a pas répondu à l’invitation. Les représentants soulignent le manque de moyens, « ce métier n’attire plus parce qu’il est difficile », entrée au Smic, heures supplémentaires, congés imposés, manque de formation, manque d’écoutes, absence de contrôles dans les zones d’activités, capacité affaiblie (moins de fouilles), surpopulation, violence, troubles psychiatriques, etc. « Il faut qu’on accepte qu’il y a des détenus qui sont perdus pour la société » confie l’un d’eux. « Malheureusement on veut toujours donner sa chance au détenu » explique FO. L’UNSa confirme qu’Elong Abé « n’avait pas forcément sa place dans une détention classique » déplorant : « on mélange le tout-venant, le terroriste, des détenus qui relèvent de cas psy et malheureusement on arrive à la fin du fin à des détenus qui se font tuer ou des collègues qui se font sauvagement agresser ». Les syndicats revendiquent « la création d’établissements spécialisés pour mettre ces détenus-là qui ne peuvent pas être dans une détention classique ».

Malheureusement pour Yvan Colonna, tout semble avoir été fait pour qu’il rencontre son assassin… Le délégué SPS exprime à son tour « colère et lassitude », par rapport aux multiples alertes sur la sécurité qui ne sont pas entendues. Il rappelle le « changement d’attitude » signalé de Franck Elong Abé au moment de « la chute de Kaboul », informations non prises en compte par la hiérarchie. « C’est quand même un renseignement extrêmement important par rapport au CPU Dangerosité pour justement demander un placement en quartier d’évaluation. Ça n’a pas été fait, je ne sais pas pourquoi (…) c’est franchement déplorable ». « S’il était passé par le QER comme ça a été préconisé (…) on n’en serait pas là » confirme le délégué surveillant de la centrale d’Arles.

Le SNEPAP-FSU et la CFDT Pénitentiaire vont dans le même sens : « sentiment d’échec », mauvaise gestion des détenus radicalisés, stress… « 70 % des détenus qui sortent des QER (…) sont affectés en détention ordinaire, au milieu d’autres détenus de droit commun » dit la CFDT qui prône aussi des « unités spécialisés ». « Depuis les années 80 il y a eu 70.000 lits de psychiatrie qui ont été fermés » dit le SNEPAP-FSU. « Aujourd’hui on les incarcère à gogo, on peut estimer à peu près à 40-45 % réellement des détenus qui souffrent de troubles psychiatriques majeurs (…) On marche sur la tête, aujourd’hui la pénitentiaire gère ce qui n’est plus gérable dans le grand secteur psychiatrique ! » Et c’est une question de coût : un peu moins de 130 € en prison, « dix fois plus » en milieu spécialisé. Aujourd’hui la prison est un instrument « d’exclusion sociale », ce n’est plus une fonction éducative et de reprise en main déplorent les délégués syndicaux.

 

Le président interroge sur les cinq recommandations unanimes de transfert en QER pour Franck Elong Abé. Les organisations syndicales attestent qu’il eut fallu qu’Elong Abé soit transféré ailleurs. Pour FO, c’est un placement à l’isolement, ou dans un quartier d’accueil des détenus violents qu’il aurait fallu. « Oui, la place du détenu n’était pas en détention normale, sauf que le choix a été fait d’écouter les magistrats et pas les professionnels du terrain, et on arrive au drame », allusion aux avis réservé et très réservé du juge et du Parquet antiterroristes. Tous les syndicats confirment la gestion laxiste d’Elong Abé et ses pressions sur d’autres détenus pour obtenir le poste d’auxiliaire. « Le service général c’est ce qui permet à un détenu de naviguer le plus librement possible dans une prison (…) et ce détenu-là, au regard de ce qui avait été signalé, n’aurait jamais dû être classé et ça c’est de la responsabilité de la haute hiérarchie ». Des déclarations qui font mal… Jean Félix Acquaviva martèle le parcours carcéral d’Yvan Colonna et le refus de son rapprochement en Corse d’une part, Elong Abé et le traitement de faveur dont il a bénéficié d’autre part. Le délégué UFAP-UNSa qui travaille à Arles parle d’Yvan Colonna comme d’un détenu avenant, intelligent, respectueux du règlement, jamais aucun emportement : « si on les avait tous comme ça, on ne s’en plaindrait pas ». Même retour pour FO.

 

Le SPS déplore que les directions « en font à leur tête », « en décalage avec les agents, c’est incompréhensible » dit-il, « la paix sociale peut-être achetée en les classant au niveau du travail en pensant que ça va améliorer peut-être le comportement du détenu » mais les « déclasser après c’est très compliqué » dit le délégué FO Justice qui demande de faire évoluer cela au niveau législatif : « on doit pouvoir déclasser à tout moment ».

Sur une question du rapporteur Laurent Marcangeli qui s’interroge si « c’était voulu »… l’UFAP-UNSa répond « je ne sais pas », mais ajoute concernant le statut DPS : « est-ce que jusqu’à la fin il aurait été DPS ? Je pense oui parce que c’était un détenu médiatique et c’est une affaire médiatique ». Ce qui fait bondir le président, toujours en mettant en parallèle le traitement des deux détenus, la préparation de la sortie de Elong Abé « dont on savait qu’il était extrêmement dangereux » et Yvan Colonna qu’on ne rapproche pas de sa famille pour des raisons « médiatiques » ? « C’est une pratique commune » dit l’UFAP-UNSa. Le SNEPAP-FSU relève l’ensemble des dysfonctionnements, mais « sans qu’il y ait forcément une volonté au départ » concernant l’assassinat. « Il faut prendre en compte aussi le fait qu’il y a des hasards » dit-il… On reste sceptique.

« Je pense qu’il aurait été grand temps qu’ils rentrent en Corse » confie le délégué FSU à propos des trois détenus. « J’espère sincèrement que la mort de M. Colonna marquera un changement profond au cœur de notre institution » conclue l’UFAP-UNSa.

 

L’audition des députés Brune Questel et François Pupponi

Bruno Questel et François Pupponi introduisent leur propos avec gravité par rapport à leur vécu de la question du rapprochement et de leur rencontre avec Yvan Colonna. Ils le visitent le 17 février. « Je ne comprends pas comment une maison centrale peut être laissée plus de 15 jours sans directeur, puisque le nouveau directeur est arrivé 48h avant la commission des faits » dit Bruno Questel. « J’ai été frappé par l’organisation et la structuration des déplacements. On ne pouvait pas faire deux mètres dans les couloirs pour aller visiter un service quel qu’il soit, une personne détenue sans être sous une surveillance » dit-il encore, « et de ce que j’ai pu lire ou entendre sur le déroulement des actes, il est des choses qui m’échappent, je tiens à le dire ici après avoir prêté serment » dit le député qui rappelle qu’il n’y avait que « quelques dizaines de mètres » pour séparer le SAS d’arrivée et la salle de musculation : « je ne comprends pas qu’il ait pu se dérouler ce temps sans qu’il soit possible de déceler les évènements qui se produisaient » s’offusque-t-il. La préoccupation première d’Yvan Colonna était de pouvoir revoir son jeune fils qu’il n’avait pas revu depuis plus de deux ans, se désole encore Bruno Questel.

Yvan Colonna était préoccupé de la situation de la Corse et souhaitait que les choses s’apaisent, le député parle d’un « citoyen attentif à l’île » et de son peu d’espoir d’obtenir un rapprochement, c’est pourquoi il a refusé la procédure de la Commission nationale d’évaluation. François Pupponi confirme. Les détenus doivent assumer leurs peines, or Yvan Colonna a toujours nié les faits qui lui étaient reprochés. Il estimait donc que se rendre devant la CNE était inutile. Le député rappelle le climat de dialogue suite à la rencontre entre Gilles Simeoni et le président de la République. Il était alors entendu que le rapprochement du commando Erignac interviendrait après les élections présidentielles. Si seulement cette promesse avait été tenue…

 

François Pupponi confirme qu’il y a bien eu des aménagements de prévus à la prison de Borgu pour accueillir Colonna, Alessandri et Ferrandi. Jean Félix Acquaviva l’informe : « ici sous serment, et la direction de l’administration pénitentiaire, et la direction interrégionale de Marseille, nous ont dit qu’ils n’avaient été missionnés d’aucune étude concernant la possibilité de cet aménagement ». Il interroge les députés sur la gestion politique des demandes de levée du statut DPS. « Bien évidemment que l’administration pénitentiaire était saisie de la question des travaux puisque les marchés ont été lancés » répond Bruno Questel. « Comprenez bien que ce point est très important » l’interrompt le président. « J’ai tout à fait conscience de ce que je dis. Moi j’ai des écrits qui évoquent le fait que des marchés soient passés pour les caméras et qui évoquent le calendrier pour la rénovation du mirador » affirme Bruno Questel. Il précise que la question des prisonniers était évoquée dans le protocole de Gérald Darmanin avec la Corse, et qu’il a fait retirer la condition au rapprochement de la réalisation des travaux puisque les détenus n’étaient plus DPS. Alors qu’il interroge à l’époque « et les deux autres ? »… « Il m’a été répondu ne nous embête pas avec ça » avoue-t-il à la commission d’enquête. Et de conclure : « ce qui veut bien dire effectivement que la gestion du statut DPS était l’objet d’une gestion politique. Ce qui n’est pas non plus choquant dans une République où le politique assume ses responsabilités. Mais il faut qu’il les assume ».

François Pupponi appuie : « bien sûr qu’il y avait une gestion politique, on ne peut pas le nier ». Il rappelle à ce titre que le ministre de la justice en 2022 « est empêché et interdit de s’occuper du dossier », dépaysé à Matignon.

« Ce cynisme teinté de morgue révèle aussi un état d’esprit profond de la haute administration concernant ces trois personnes » commente écœuré Bruno Questel à propos des méthodes de l’administration pénitentiaire. Concernant l’état d’esprit des trois détenus, il parle d’une « volonté de réparer », « d’éviter le retour à la violence ». « Tous ces atermoiements pendant 25 ans ont amené à ce paradoxe incompréhensible effectivement pour nos compatriotes français qui ne connaissent pas la Corse de voir les personnes qui avaient manifesté en février 1998, être sur la route de l’aéroport d’Ajaccio 25 ans plus tard lors du retour du cercueil d’Yvan Colonna ». Un beau gâchis.

« Vous les Corses vous avez tué un préfet, je l’ai entendu plusieurs fois. Cette forme de culpabilité collective que nous devrions supporter sans analyser les faits générateurs » insiste Bruno Questel…

 

Le président de la commission interroge les anciens députés sur la gestion du détenu Elong Abé. François Pupponi avoue avoir « très mal vécu » l’audition en mars 2022 de la directrice de la centrale d’Arles devant la commission des lois. Il s’étonne que la dangerosité d’Elong Abé n’ait pas alerté l’administration pénitentiaire, que les deux hommes aient pu être mis en contact, qu’un gardien ait pu ouvrir à Elong Abé la salle où se trouvait Yvan Colonna, qu’il n’y avait pourtant aucune urgence à nettoyer cette salle, que Colonna devait d’ailleurs terminer son sport un quart d’heure plus tard et que Elong Abé aurait dû être invité à attendre ce moment-là, qu’au lieu de cela le gardien est parti et a laissé les deux hommes seuls… « j’espère qu’un jour on aura les réponses » dit l’ex-député de la majorité présidentielle…

« Bien évidemment que pour un certain nombre de personnes dépositaires d’une autorité administrative de haut rang, il n’était pas question que ces trois hommes sortent de prison » va jusqu’à dire Bruno Questel. « Ce que l’on appelle l’État profond, s’est inscrit pendant un temps long dans une forme de logique de vengeance, je le dis sans détour ».

Nul besoin d’autres commentaires.

 

L’audition de la ministre de la Justice Nicole Belloubet

Mme Belloubet est la seconde ministre de la Justice à être entendue par la Commission. Elle avoue avoir été « absolument tétanisée » par l’annonce de la nouvelle de l’agression, par le drame humain et ses conséquences. « J’ai mesuré le poids de la responsabilité que l’État, que l’administration pénitentiaire portaient ». Interpellée par le président sur le maintien du statut DPS, la différence de traitement entre les deux détenus, le poids de l’assassinat du préfet Claude Erignac… la ministre répond « individualisation du parcours carcéral » et nécessité de prendre en compte à la fois la « sanction initiale » et « une attention à la réinsertion sociale ». Elle ajoute pourtant : « il ne m’appartient pas de là où je suis de mesurer s’il y a eu des défaillances dans la prise en compte du parcours de l’agresseur, il me semble que oui quand je lis ce qui est paru ». « Est-ce que le caractère symbolique du meurtre de M. le préfet Erignac a joué en défaveur de Yvan Colonna, objectivement ça ne devrait pas être le cas » dit la ministre. Objectivement…

Interrogée par le rapporteur sur d’éventuelles interventions politiques dans la gestion du cas d’Yvan Colonna, Mme Belloubet répond : « ai-je reçu des interventions ou des instructions, la réponse est clairement non. En revanche, nous avons eu des réunions au sujet des détenus corses ». Elle précise : « j’ai reçu la famille Erignac, je ne le cache absolument pas » qui s’inquiétait de rumeurs de libération en 2017 notamment. « Elle voulait savoir quelle était ma position et voulait être certaine que le meurtre du préfet reste bien présent dans mon esprit »… Pour la gestion de la détention d’Yvan Colonna, il n’y avait pas d’autre régime que celui de DPS dit la ministre. Elle évoque la période de sûreté qui courait toujours pour justifier du maintien de ce statut.

 

Sur le renseignement pénitentiaire, Mme Belloubet rappelle qu’elle en a fait « un service national », « appui essentiel » pour la DGSE et la DGSI, « mais là encore à quoi serve les caméras s’il n’y a personne pour les regarder, à quoi serve les écoutes s’il n’y a personne pour entendre ? » interroge la ministre qui déplore le manque de moyens des prisons. Curieux.

« La question c’était le rapprochement familial » interpelle Jean Félix Acquaviva. Il rappelle une fois de plus la genèse, et notamment la « fausse commission locale DPS pour justifier un avis négatif », et interroge sur le non transfèrement en Quartier de prévention et d’évaluation de la radicalisation (QPER) de Franck Elong Abé. La ministre dit ne pas connaître suffisamment le dossier. Elle rappelle avoir porté la loi qui a créé les quartiers spécifiques en détention et avoue : « Je ne comprends pas ce que M. Elong Abé faisait comme ça. Soit il avait un problème psychique et dans ce cas-là il devait être traité dans les unités adaptées (…) soit c’était quelqu’un qui était TIS ou RAD* et dans ce cas-là il devait évidemment passer en QPER puis ensuite soit isolement soit (…) le process naturel c’est vous êtes susceptible de radicalisation, on l’évalue et ensuite on choisit le placement ».

Sur les liens entre services de renseignements, la ministre ne se souvient pas du process mais se dit persuadée qu’il existe des liens et confirme qu’à son niveau, ces liens existaient avec le DGSI et le DGSE.

Le 27 février prochain, la Commission d’enquête se rendra à la centrale d’Arles. •

F.G.

 

* Terroristes islamistes ou radicalisés.

 

 

Revoir les auditions
– Les syndicats : https://bit.ly/3ImuA1U
– Les anciens députés Questel et Pupponi : https://bit.ly/3InQWjN
– L’ex-ministre de la Justice, Mme Belloubet : https://bit.ly/3xFF1sq