Commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna

Elong Abé « aurait dû être dans un quartier pour détenu violent ou à l’isolement »

À l’Assemblée nationale, les auditions de la Commission d’enquête parlementaire se poursuivent. La semaine dernière ce sont M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux (2016-2017), le 7 février, et Mme Delarazzi, vice-présidente de l’Association nationale des juges d’application des peines (ANJAP), le 8, qui étaient entendus. Pour le ministre, Franck Elong Abé « aurait dû être dans un quartier pour détenu violent ou à l’isolement ». Pourquoi ne l’était-il pas ? Le ministre ne répond pas.

 

 

« Est-ce que le maintien de ce statut [DPS] a répondu à des considérations strictement juridiques ou est-ce que des notions d’état d’esprit liées au fait qu’il s’agissait de l’assassinat du préfet Claude Erignac n’a pas fortement, ou peut-être trop fortement, prévalu à la façon de gérer les demandes de levée de statut DPS par rapport notamment à la question du rapprochement familial ? » interroge Jean Félix Acquaviva à propos d’Yvan Colonna.

 

Jean-Jacques Urvoas
L’audition de M. Urvoas

Après avoir prêté serment comme tous les auditionnés, M. Urvoas (en visioconférence) répond : « Non, il n’a pas bénéficié d’un statut particulier », affirmant n’avoir connu qu’un « seul statut particulier en détention, c’était Salah Abdelslam pour lequel nous avons effectivement construit un statut sus generis », avec notamment une surveillance caméras 24h/24… Ces caméras qui ont tant manqué à Yvan Colonna…

« Je n’ai pas d’éléments pour dire qu’Yvan Colonna n’a pas eu un statut de détenu classique en détention » répète le ministre qui dit ne « pas avoir été saisi d’une demande de retrait de M. Colonna du répertoire » DPS. Il précise : « Naturellement, j’ai participé à des réunions à Matignon sur les détenus corses. (…) Dans ces réunions, la situation d’Yvan Colonna a évidemment été abordée. Moi j’ai argué, il y avait deux éléments qui interdisait un rapprochement d’Yvan Colonna de ces liens géographiques. Le premier (…) c’est que nous étions encore dans la période de sûreté. (…) Et la deuxième raison, ce n’est pas le statut de DPS, c’est le fait qu’il était condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, et à ce titre incarcéré dans une maison centrale. Il n’y a pas, il n’y avait pas de maison centrale en Corse. »

Sur la question du rapprochement familial, le ministre estime avoir fait le nécessaire en le rapprochant à la centrale d’Arles, « c’était effectivement la prison centrale la plus proche. (…) On m’avait garanti qu’il avait, comme cela est tout à fait possible, comme tous les détenus de droit commun, le maintien de ses liens familiaux ».

À propos de Franck Elong Abé et des quartiers d’évaluation de la radication (QER), « est-ce qu’au regard de votre expérience, il aurait été adéquat de le déplacer ? » interroge Laurent Marcangeli.

« Quand j’arrive à la Chancellerie, il y a 346 détenus auteurs d’infractions à caractère terroriste » informe le ministre, « un an avant il y en avait 90. En même temps, l’administration pénitentiaire nous indique qu’il y a 1400 détenus radicalisés alors qu’un an auparavant il y en avait 700. Et on nous complète cette information qui était déjà inquiétante par le milieu ouvert où les services d’insertion et probation, les SPIP, suivent près de 400 personnes estimées radicalisées ». Jean Jacques Urvoas confirme ainsi la massification du phénomène indiqué par le parquet antiterroriste*, d’où la création des QER.

 

Deux expériences pour isoler les détenus terroristes avaient été lancées à Fresne puis à Osny. Quand il arrive à la Chancellerie, il les étend à Fleury Merogis et à Lille mais se rend vite compte que c’est insuffisant et met en place donc un dispositif spécifique. En octobre 2016 une nouvelle organisation est présentée « qui ne concernait pas que des questions de radicalisation, mais des questions de sécurisation de nos établissements ». Tout cela, dit-il, dans un contexte de pénurie de personnel, de suroccupation carcérale, de vétusté des établissements.

« Nous avons donc imaginé un triptyque : repérer la personne radicalisée, l’évaluer, la prendre en charge ». L’évaluation « est pour moi centrale » précise encore le ministre pour « choisir le type d’incarcération du détenu ou du condamné » et « étendre le dispositif de l’évaluation aux prévenus et aux condamnés, quel que soit le quantum de peines ». Au final 120 places sont créées.

Concernant Elong Abé, il répond : « À mes yeux, ce sujet est un sujet qui concerne la gestion de la détention. Les quartiers d’évaluation de la radicalisation sont dédiés à la détection, or (…) il était à l’évidence radicalisé. Donc le passage par un quartier ne nous aurait pas apporté. Ce qui était important, c’est la prise en charge spécifique de cet individu. C’est à dire qu’il aurait dû, il devrait être dans un quartier pour détenu violent, ou à l’isolement, en tous cas dans la philosophie qui était celle que j’avais développée. Il aurait dû avoir un suivi individualisé, il aurait dû avoir une évaluation de l’évolution de sa radicalisation. Et dans le projet que nous avions présenté en octobre 2016, ce type de détenu aurait été évalué de manière biannuelle pour mesurer l’évolution de sa radicalité ».

Seulement voilà, c’est tout le contraire qui se fait. Elong Abé non seulement n’était pas isolé et surveillé comme détenu violent, mais il était libre d’aller et venir et bénéficiait d’un travail qui lui permettait d’approcher les autres détenus… sans surveillance spécifique. Pourquoi ? Toujours pas de réponse.

 

Jean Félix Acquaviva corrige : au moins depuis 2011 jusqu’en 2022, Yvan Colonna « n’a pas cessé de faire des demandes de levée du statut DPS ». Il cite le contentieux en 2012, où le tribunal administratif de Toulon donne raison à ses avocats pour excès de pouvoir. La cour d’appel de Marseille suit cette décision et c’est le Conseil d’État qui ordonne in fine le maintien en DPS. Le tribunal administratif de Toulon invoquant même « une fausse réunion de commission locale DPS » dénonce Jean Félix Acquaviva : « Ce qui interpelle, ce sont les moyens et l’énergie mise par l’administration pour créer les conditions d’un avis de maintien DPS alors que la réunion ne s’est pas tenue (…) les contentieux et les demandes n’ont pas cessé jusqu’à 2022 ».

Concernant le rapprochement familial, il rectifie aussi : « Yvan Colonna avait deux enfants, il ne voyait plus sa mère depuis 15 ans, son plus jeune fils depuis 3 ans. Effectivement, nous sommes beaucoup, juristes ou politiques, à dire que 500 km de distance pour une île, avec plusieurs centaines d’euros pour un seul des individus de la famille (…) le rapprochement familial n’a pas été effectif ».

« On est sur un enchaînement de faits, et une genèse du parcours de Franck Elong Abé, qui fonde un alignement de planètes, qui fait jusqu’à dire un directeur d’établissement pénitentiaire en fonction que la réalité a dépassé la fiction » commente encore le président. Rappelant l’enchaînement trouble des circonstances, il interroge : « Est-ce que la commission nationale DPS se réunissait de manière régulière ? » et insiste concernant les réunions avec le Premier ministre : « dans ces réunions, il n’y a jamais eu de références au cas du traumatisme de l’assassinat du préfet Claude Erignac, ni à l’engagement vis-à-vis des parties civiles, de faire en sorte que sur ce dossier on puisse avoir une extrême sévérité ? »

Et de rappeler « qu’en novembre 2021, six groupes parlementaires signent une tribune dans Le Monde pour demander une levée du statut, des discussions ont lieu entre la Collectivité de Corse et le ministre de l’époque, M. Castex, sur cette question-là, y compris sur l’éventualité d’un quartier spécifique à Borgu pour régler ce problème de rapprochement familial ».

On ne fera donc croire à personne qu’il n’y a pas eu de prise en charge politique.

 

M. Urvoas renvoie aux trois enquêtes en cours (administrative, parlementaire, judiciaire) pour apporter des réponses, « malheureusement, il arrive qu’il n’y ait pas de réponses satisfaisantes » anticipe-t-il, refusant de se prononcer sur d’éventuels dysfonctionnements. « À titre personnel, je n’ai pas participé à des réunions avec le Premier ministre mais mon cabinet a participé à des réunions » avoue-t-il mais sur « le cas Colonna », on m’a dit « période de sûreté, maison centrale » se borne à répondre le ministre.

Sur la tenue des commission nationales DPS, il dit : « quand on est ministre, on vous informe de ce qui ne va pas. On ne m’a jamais dit qu’elles ne se tenaient pas ». Contradictoire.

Jean Félix Acquaviva revient sur les QER et les recommandations de la commission pluridisciplinaire de Condé-sur-Sarthe pour un transfert « de manière urgente » de Franck Elong Abé. Même chose durant les quatre décisions unanimes de cette commission à la centrale d’Arles. Rappelant, alors qu’ils n’en avaient pas la compétence, l’avis « très réservé » du parquet antiterroriste et de la juge, sur ce transfert en QER en 2019, le président interroge : « est-ce que vous partagez cet avis sur la compétence du PNAT ? » De même sur les comptes-rendus de commission non transmis à la hiérarchie de la direction de la centrale d’Arles, et au fait que cette même hiérarchie ne se soit pas emparée de la situation pour un individu pourtant qualifié de « haut du spectre » du péril terroriste, « alors que d’un autre côté, la marche en avant vers la détention ordinaire se poursuivait »…

 

Le ministre botte en touche : « Je ne peux pas répondre à ces question, M. le président, je suis navré ». « Vous m’interrogez sur un cas très précis dont je n’ai aucune connaissance » (sic) précisant que le cadre normatif a évolué depuis son départ de la Chancellerie. « C’est la prise en charge qui doit être adaptée, c’est le suivi qui doit être individualisé. Et dans le cas d’espèce, c’est l’isolement ou le quartier de détenu violent qui doit être privilégié. Je conçois mal qu’on considère qu’un détenu dangereux (…) soit un auxiliaire par exemple. C’est quelque chose qui surprend, qui interroge, qui querelle évidement » répète-t-il.

Jean-Félix Acquaviva interroge encore sur la fluidité du renseignement. Le ministre rappelle : « quand je suis arrivé, il n’y en avait pas ». C’est lui qui décide la mise en place de ce dispositif. Il raconte son cadre législatif adopté en juin 2016, « fait avec les services du premier cercle », les protocoles avec la DGSI, le Service central du renseignement territorial et la Direction du renseignement de la préfecture de Paris. « Protocoles sur les conditions d’échanges réciproques d’information, sur la nature de la coopération, sur les règles de coordination, sur les moyens mutualisés. Les personnels du renseignement pénitentiaire ont été formés par les services du premier cercle en tout cas dans la période sur laquelle je peux parler. Les moyens techniques que nous avons investis l’ont été sur conseil notamment de la DGSI et du renseignement territorial » ajoute le ministre. Voilà qui est clair concernant l’information circulant entre le renseignement pénitentiaire et la DGSI. Et pourtant… d’aucuns disent ignorer certaines informations…

Les contradictions entre les auditions perdurent et empêchent de faire la lumière sur la chaîne des responsabilités.

 

Cécile Delazzari
L’audition de Mme Cécile Delazzari

Mme Cécile Delazzari, vice-présidente de l’association nationale des juges de l’application des peines (ANJAP) était entendue le 8 février.

Moyens du juge d’application des peines, conditions d’exercice de ses charges, politique en matière de réduction de peines, évolution du régime juridique, traitement des détenus radicalisés, interrogée globalement, elle éclaire la commission sur l’évolution des fonctions du juge d’application des peines et sur son champ de compétences, sur le rôle aussi de l’association l’ANJAP qui aspire à une augmentation des effectifs, actuellement de 437 JAP en fonction, avec une demande de +360 pour parvenir à exercer l’ensemble des missions dévolues.

Elle revendique « une forme de spécialisation », insiste sur l’évaluation des détenus pour faire face à la prise en charge de la détention, particulièrement sur la problématique de la radicalisation ou des détenus violents.

Jean Félix Acquaviva lui demande son avis sur le traitement à part du cas Colonna et si cela pouvait être en lien avec l’assassinat d’un préfet ?

Mme Delarazzi dit ne pouvoir se mettre à la place de ceux qui ont donné des avis de maintien du statut DPS, mais précise que celui-ci « doit être complètement déconnecté de la question de l’aménagement de peine (…) le fait d’être un détenu particulièrement signalé n’est pas en soi un critère qui vient dire qu’on ne peut pas avoir un aménagement de peine ». Sauf pour les détenus corses…

Le rapporteur interroge sur l’information qui circule entre différents services ? Mme Delarazzi répond : « évidemment ce type d’agression et d’une manière plus générale, tout incident relativement important dans le cadre d’un établissement pénitentiaire doit être porté à la connaissance du juge d’application des peines. D’abord c’est textuellement prévu par le code pénitentiaire actuellement et par le code de procédure pénale avant que le code pénitentiaire n’entre en vigueur ».

Concernant les transferts en QER, elle précise qu’il n’y a pas de textes les codifiant avant le décret du 31 décembre 2019 entré en vigueur le 2 janvier 2020, recodifié en mai 2022. L’affectation en QER « ce n’est pas une décision judiciaire, c’est une décision pénitentiaire », rappelle Mme Delarazzi, pour qui s’il y a avis du Parquet national antiterroriste (PNAT) c’est qu’on le lui a demandé.

Un échange s’installe avec la commission sur le pourquoi de cet avis du PNAT. Mme Delarazzi parle d’une doctrine en construction et d’une clarification nécessaire : « il serait quand même bienvenu qu’il y ait un texte spécifique là-dessus avec des critères précis sur lesquels le JAP et le parquetier sont là pour se prononcer, (…) faut-il ou pas évaluer la question de la radicalisation chez ces détenus ? » conclue Mme Delarazzi qui pose la question de la prévention de la radicalisation et des moyens qu’on affecte à ces besoins.

Encore une fois, un cadre législatif et administratif incomplet face à pourtant la « massification » du phénomène de radicalisation… Quid ? •

F.G.

 

* lire Arritti de la semaine dernière et les semaines précédentes :  www.arritti.corsica (rubrique Pulìtica/Prigiuneri)

 

Revoir les auditions
M. Urvoas : https://bit.ly/3In2h4H
Mme Delazzari : https://bit.ly/3Xtfc9E