Comme président de la Commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna, co-signataire du rapport rendu au mois de mai 2023 et d’une interpellation du Parquet de Tarascon en juillet suivant, avez-vous eu en main la lettre de Franck Elong Abé dont la presse a eu connaissance de son côté ?
Nous n’avons pas eu connaissance de la lettre de l’agresseur Franck Elong Abé qui a été envoyée apparemment à la juge d’instruction. Je ne sais par quel biais cette lettre est parvenue à la presse. Une fuite certainement, mais cela ne change rien au fond des déclarations, ni même que l’on puisse effectivement à travers cette lettre revenir en écho aux conclusions et aux zones d’ombre, non seulement issues du travail de la Commission d’enquête parlementaire que j’ai pu conduire aux côtés de Laurent Marcangeli et de l’ensemble des députés qui constituaient la Commission d’enquête, mais aussi aux conclusions de la mission de l’Inspection générale de la Justice, préalables au rapport d’enquête parlementaire.
Cette lettre peut-elle entraîner la réactivation de la Commission d’enquête parlementaire que vous avez présidée, vous permettant d’investiguer sur cet éclairage nouveau ?
A priori il n’est pas possible de poursuivre les travaux de la Commission d’enquête parlementaire, notamment sur la seule base de cette déclaration. La Commission d’enquête parlementaire avait six mois pour opérer, c’est ce que nous avons fait. Nous pensons néanmoins que les conclusions et les auditions surtout, de cette commission permettent aux parties civiles d’une part, mais aussi à la juge d’instruction si elle en avait la volonté, de pouvoir investiguer plus largement. D’ailleurs il nous semble qu’il serait opportun que l’ensemble de ces auditions soit versé à l’instruction car nous pouvons y voir un certain nombre de contradictions dans les déclarations. Nous pouvons effectivement rebondir sur un certain nombre de zones d’ombre, évidemment sur ce qui a fait l’objet de la sollicitation du Procureur de Tarascon par l’article 40 sur le manquement aux enregistrements dans le logiciel de renseignement. Mais pas simplement. C’est pour cela qu’il faudra voir ce qui va se passer aujourd’hui sur l’instruction au niveau de ces déclarations.
Je rappelle que les vidéos sont un sujet important et que nous n’avons pas à ce jour de précisions quant au déroulé des vidéos. Tout cela reste à découvrir. Il est évident que les avocats auront un rôle majeur à jouer aux côtés de la famille.
Même si on comprend la prudence à nécessairement garder, du fait du profil de Franck Elong Abé, les éléments dont il fait état éclaire pourtant bon nombre d’interrogations laissées sans réponse suite à l’enquête que vous avez menée ?
On ne peut pas faire comme si la déclaration de Franck Elong Abé n’existait pas, comme on ne peut pas faire non plus sans les premières déclarations.
À ce stade, nous pouvons constater que le Parquet National Anti-Terroriste, dès les premiers jours du drame, a conclu au crime d’origine islamiste sur la base des seules déclarations de Franck Elong Abé, en parlant d’un blasphème qui aurait été proféré quelques jours auparavant par Yvan Colonna. Or, ce que l’on peut dire à l’heure actuelle, de manière factuelle, c’est que l’ensemble des acteurs qui ont été questionnés sur ce blasphème éventuel – je veux parler des agents de l’administration pénitentiaire, nombreux, mais aussi du directeur actuel de la centrale d’Arles – tous ceux-là ne croient pas en la thèse du blasphème. Pour certains même cela était impossible, de façon très catégorique. D’autant plus que cela n’est confirmé par aucune inscription sur le logiciel d’information et de renseignement. Donc, à tout le moins, il serait curieux de croire en la première thèse, et pas à la seconde déclaration, si l’on dit que la personne est instable.
D’autre part, ce que l’on peut dire c’est que si Franck Elong Abé est jugé psychotique, voire schizophrène par les services de renseignements durant la Commission d’enquête, voire par d’autres opérateurs, beaucoup – notamment les agents qui ont eu à le fréquenter, mais pas simplement, y compris, même si elle respectait le secret médical, par la psychiatre d’Arles – considèrent que sa place n’était pas en hôpital psychiatrique ou en isolement. Sa place aurait dû être en Quartier d’évaluation de la radicalisation, ce qui n’a pas été le cas. Et que c’était quelqu’un doté d’une intelligence dont le discernement n’était pas aboli.
Tout cela émerge aujourd’hui et est mis en exergue suite aux secondes déclarations de Franck Elong Abé. Est-ce qu’il faut prendre ses propos avec prudence ? Bien entendu. Est-ce qu’il faut tout jeter de ses propos ? Certainement pas.
Et donc ?
Cela veut dire tout simplement que le champ, tel qu’on le souhaitait, tel que je le souhaitais, des investigations peut être large. La thèse du caractère prémédité d’une part, et éventuellement commandité, y compris pour des raisons politiques liées à la personnalité d’Yvan Colonna, et à la haine réelle que lui vouait un certain nombre de personnes au cœur de l’État, cette thèse-là est sur la table. Elle prend même de la crédibilité aujourd’hui, et devient même plus crédible que la première. Donc nous demandons simplement une enquête impartiale qui intègre, de manière claire, sans parler de complotisme, sans la reléguer aux calendes grecques, cette thèse de l’assassinat politique, dans la mesure où beaucoup de zones d’ombre sur le parcours d’Elong Abé, sur son comportement, mais aussi durant l’acte qui a permis l’agression d’Yvan Colonna, je veux parler notamment des anomalies de surveillance, mais aussi des vidéos qui ne fonctionnaient pas bien, tout cela corrobore l’idée que cette thèse doit être vraiment investiguée et que les directions de l’instruction doivent être très larges concernant ce dossier.
Y a-t-il eu des suites à votre courrier de saisine du Parquet de Tarascon en juillet dernier ?
À ce stade nous n’avons aucun élément concernant l’enquête préliminaire ouverte par le Procureur de Tarascon suite à notre saisine avec Laurent Marcangeli par le biais de l’article 40 et des anomalies que nous avons pu constater des doutes que nous avions sur l’enregistrement, ou plutôt l’effacement potentiel de données sur le logiciel d’information et de renseignement à propos des éléments préalables quelques jours auparavant concernant Franck Elong Abé qui informait du passage à l’acte. Il est fort à parier que les avocats de la partie civile dans l’enquête organisée par la juge d’instruction du PNAT demanderont à se constituer dans cette enquête adjacente. Parce qu’elle est essentielle évidemment. Aussi s’il y avait à découvrir que l’effacement a été réel et organisé, cela fonderait non seulement le caractère prémédité de l’acte, mais de surcroit un niveau d’organisation qui laisserait supposer qu’il y a eu un assassinat commandité pour d’autres raisons que le crime islamiste.
À quelles conséquences politiques peut-on s’attendre si une telle révélation devait s’avérer exacte ?
Nous n’avons pas à craindre que nous puissions cheminer le plus loin possible sur le terrain de la justice et de la vérité sur l’assassinat d’Yvan Colonna, puisque d’une part cette dimension de recherche de justice et de vérité était inscrite au processus politique dit de Beauvau depuis le 2 mars 2022, ou depuis l’arrivée du ministre Gérald Darmanin au lendemain de l’agression. Gilles Simeoni avait ratifié un protocole d’accord qui incluait cette question au même titre que la recherche d’une solution politique.
Deuxièmement, il est évident que certains s’en serviraient pour faire capoter le processus, mais globalement la transparence, la vérité, la justice et la démocratie dans cette affaire, conforteraient l’idée qu’il faut solder l’histoire politique entre la Corse et la République française par une solution politique digne de ce nom, qui intègre la dimension historique et politique du problème, dont cet assassinat viendrait à démontrer de manière évidemment dramatique, mais réactualisée dans le temps et reliée à d’autres actes malheureusement de même nature qui ont eu à jalonner l’histoire conflictuelle entre la Corse et la République française, que nous devons solder la question corse. Donc je crois plutôt que cela servirait l’émergence de la solution ou de la bonne dimension politique à cette solution. •