Commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna

L’administration pénitentiaire était au courant de menaces de mort

Ce mercredi 15 mars, le président de la Commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna, Jean Félix Acquaviva, et son rapporteur, Laurent Marcangeli, donnaient une conférence de presse au Palais Bourbon, pour un « point d’étape » où ils ont livré deux informations capitales : la veille de l’agression, Franck Elong Abé avait dit à deux autres détenus « je vais le tuer ». Ces propos ont été entendus par une surveillante de la centrale d’Arles, qui l’a signalé. Comme elle a signalé le fait que le djihadiste a nettoyé sa cellule la veille de l’agression… Clairement, le meurtre aurait donc été prémédité et il aurait pu être empêché si Franck Elong Abé avait été mis à l’isolement immédiatement. Au lieu de cela, il a conservé son travail d’auxiliaire et a pu approcher en toute tranquillité sa victime, dans les conditions que l’on sait*. Autre fait grave, ces informations ont vraisemblablement été effacées du fichier Genesis. • Celles et ceux qui nous lisent chaque semaine savent ce que cela implique : Le meurtre a-t-il été commandité ? Et par qui ?

 

 

Ambiance lourde lors de ce « point d’étape » à la presse. Les deux députés énumèrent tour à tour le contenu de leurs travaux. Jean Félix Acquaviva pour ce qui est des conditions dans lesquelles les faits se sont déroulés, du traitement carcéral des deux détenus, Yvan Colonna et Franck Elong Abé, des incohérences dans ce traitement, des dysfonctionnements constatées à différents niveaux, et donc du trouble grandissant face à l’ensemble des informations recueillies durant les auditions*.

Laurent Marcangeli a fait un point sur les conséquences de tout cela, notamment en ce qui concerne les recommandations à faire sur la gestion des prisons, la gestion des Détenus Particulièrement Signalés, et celle des détenus radicalisés.

 

25 auditions ont été réalisées depuis le 11 janvier, début des travaux.

Des conclusions du rapport de l’Inspection générale de la justice, aux différents témoignages, le malaise a de quoi faire grandir le sentiment de révolte ressenti depuis le 2 mars 2022… Jean Félix Acquaviva insiste sur ce « trouble grandissant ». Il rappelle tous les manquements constatés : non transfert de Franck Elong Abé en Quartier d’évaluation de la radicalisation malgré cinq avis le recommandant « en urgence », une fois à Condé-sur-Sarthe en 2019, puis à 4 reprises à Arles, en 2020 et 2021 ; avis « réservé » du juge antiterroriste et « très réservé » du Parquet national anti-terroriste qui ne sont pourtant pas censés intervenir dans ces décisions ; « défaillance inexpliquée à ce jour » du transfert des comptes-rendus de la Commission locale d’Arles ; non traitement de ces demandes de transfert en QER… « Pourquoi ? » s’interroge le président de la Commission. D’autant qu’il s’agit d’un individu qui avait dit vouloir « mourir grand par l’Islam ». Pourquoi y a-t-il eu une telle « volonté de le sortir de l’isolement jusqu’à la détention ordinaire » ? Pourquoi des incidents ont-ils été cachés, lors des auditions de la Commission des lois au lendemain de l’agression ? Y compris un incident s’étant déroulé « 15 jours avant obtention du travail d’auxiliaire ». Pourquoi, aucune attention portée aux multiples faits de violence en détention et au « constat d’extrême dangerosité connue de Franck Elong Abé », signalé par les autorités américaines, capturé sur « théâtre de guerre », ayant « pris part à des combats, aguerri aux armes et aux explosifs, détecté comme “haut du spectre” du terrorisme islamiste » ; ce qui a provoqué l’étonnement de l’Inspection générale de la justice comme des deux gardes des Sceaux auditionnés. Jean Félix Acquaviva fait également le point des défaillances du renseignement, des contradictions dans la gestion des deux détenus, d’un acte qui a duré 20 minutes sans alerter quiconque, dans une salle d’activité soumise à une vidéosurveillance concentrée ailleurs et mal paramétrée…

 

« Je vais le tuer ».

« Le trouble est grand et s’agrandit » confie le président. Il parle de l’étrange « rupture d’informations » sur le fichier Genesis et révèle : « Un premier document de nature grave à ce stade, transmis par le renseignement pénitentiaire, fait état d’observations émises par une agent de l’administration pénitentiaire concernant Franck Elong Abé pendant la période fin février-début mars, et en particulier la veille de l’assassinat, c’est à dire le 1er mars » dit-il, dénonçant : « des informations précises faites par cette agent parlent d’une conversation entre trois détenus dont Franck Elong Abé où le terme, je cite, “je vais le tuer” est apparu le 1er mars 2022 et où elle fait état aussi d’un changement de comportement d’Elong Abé, la veille, qui vidait sa cellule. Ces deux informations, la veille du drame, sont graves dans la mesure où elles auraient dû, de mon point de vue, porter encore plus l’attention à la surveillance de l’individu et éviter le drame du lendemain. Notamment du fait qu’il faisait son activité de nettoyage pendant les heures de sport, alors que dans l’autre bâtiment, les heures de nettoyage étaient faites hors la présence de détenus dans la salle de sport – autre bizarrerie administrative… »

Autre élément important signalé : « ces deux informations n’apparaissent pas au fichier Genesis, alors qu’une autre information le même jour, concernant un paquet de pâtes, apparaît ».

 

Effacement des données ?

« À ce stade, nous avons les plus grandes interrogations et les plus grands doutes, quant à la gestion des observations dans le logiciel, et quant à la possible tentative d’effacement de ces données. Les propos sont lourds de conséquences, j’en ai conscience, mais cette hypothèse est largement sur la table, vu les transmissions de ces données, vu ce dont il s’agit – je vous parle de propos graves la veille de l’assassinat – et je vous laisse raisonner » déclare le président de la commission qui ajoute : « s’il y a eu effacement des données, pourquoi ?… Notre commission continuera sur ce chemin de vérité et de justice, et réauditionnera un certain nombre d’acteurs, notamment les acteurs du renseignement pénitentiaire… puisqu’ils n’ont pas à l’oral, parlé de ces éléments graves alors qu’ils les ont transmis ensuite par écrit ».

« Nous ne nous interdisons pas à ce stade… tout processus judiciaire de notre part, concernant ces événements graves » ajoute Jean Félix Acquaviva, qui confie que lors de la visite de la centrale d’Arles, « des détenus s’étaient livrés » auprès de lui-même comme du rapporteur, « pour nous dire qu’ils avaient été en possession d’informations de la part d’agents depuis l’an dernier, que de l’effacement de données avait été réalisé ».

Il dénonce encore la « gestion particulière » du statut de DPS d’Yvan Colonna, pourtant au parcours carcéral « salué par tous comme correct, voire très correct, sans incident notable et qu’il y avait une demande de rapprochement familial » jamais accordée, alors que son assassin lui, particulièrement dangereux et violent tout au long de son parcours carcéral, a obtenu bien des faveurs… « Ça sera aussi malheureusement un élément du drame qui s’est joué le 2 mars » dit le député : « si Yvan Colonna avait été rapproché, il ne serait pas mort à l’heure où l’on parle… Les non-choix politiques qui allaient vers un transfert réalisé et réalisable dans le centre de détention de Borgu ont eu aussi cette conséquence ».

Et de conclure en réaffirmant toute sa « détermination à poursuivre ces travaux pour… la famille Colonna, pour la Corse, pour la démocratie en général, contribuer à faire en sorte de mettre le plus de lumière possible sur les faits, pour que l’appareil judiciaire, l’enquête judiciaire, s’en saisisse ».

 

Exigence de vérité

« Cette commission… a également vocation à formuler un certain nombre de préconisations » poursuit Laurent Marcangeli. « Le monde carcéral n’est pas un monde à part, c’est un service public. Les gens qui sont détenus sont privés de liberté, et non de droit. Et nous savons tous aujourd’hui, les auditions ont permis de le confirmer, que le monde carcéral dans notre pays… vit mal. Les violences y sont fréquentes, les assassinats le sont aussi… Si la justice décide de priver un homme ou une femme de liberté, ce n’est pas pour qu’il soit ou qu’elle soit tué(e) en prison ».

Le rapporteur alerte sur le problème du « fondamentalisme religieux, notamment islamiste, et de sa gestion par les services publiques… Nous l’avons constaté au regard du parcours de Franck Elong Abé, que peut-être la manière dont nous avons choisi de suivre, notamment en détention, les terroristes les plus radicalisés, a encore des améliorations je pense devant elle à aller chercher ».

Enfin sur la gestion des détenus particulièrement signalés : « ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu, depuis que je suis rapporteur de cette commission, m’a amené cette conviction c’est qu’on ne peut pas laisser au pouvoir administratif, donc le pouvoir politique, dans notre pays, le soin de décider de qui est Détenu Particulièrement Signalé ou pas. Je suis pour une judiciarisation de la procédure. Il faut la mettre entre les mains d’un juge, du juge, je pense qu’on s’évitera à l’avenir toute forme de procès d’intention, de procès tout court en matière politique. »

Puis, avec solennité, il déclare : « Je ne suis pas inscrit dans la même histoire politique que le président de la commission, mais nous sommes tous les deux issus d’un territoire qui a souffert, profondément souffert depuis 25 ans, suite à l’assassinat du préfet Claude Erignac. Je veux avoir une pensée pour lui aussi et pour sa famille. Mais qui a profondément souffert l’année dernière lorsqu’Yvan Colonna a perdu la vie… Et je veux naturellement avoir aussi une pensée pour ses parents, pour ses frère et sœur, pour ses enfants, pour ceux qui l’ont aimé parce que… quelles que soient les convictions politiques des uns et des autres, quelles que soient les croyances des uns et des autres, personne n’a été insensible chez nous à ce qui s’est passé le 2 mars dans cette prison centrale. Je veux dire qu’en dépit des divergences politiques, ce qui m’anime et qui m’a animé… c’est l’exigence de vérité… Et cette justice, cette vérité, on doit pouvoir… la matérialiser à travers un certain nombre d’éléments, en dehors de l’enquête. Ce que je vais dire, ce que j’écrirais, sera guidé uniquement par cette exigence de justice et de vérité. Nous devons ça à la victime, à ses proches, nous devons ça, je le pense, à la notion de justice si importante pour notre société et à la fois si défaillante hélas. Et malheureusement, on est forcé de constater qu’un certain nombre d’éléments aujourd’hui, démontrent que des injustices, des erreurs, des failles, dans notre système, ont cheminé vers les faits dramatiques qui se sont déroulés le 2 mars dans cette salle de sport. »

Un échange s’installe avec la presse que le président conclue par des questions : pourquoi des dispositions ne sont-elles pas prises après l’information de cette menace eu égard à la dangerosité de l’individu ? Pourquoi bien au contraire a-t-il continué à bénéficier de toutes les facilités pour agir ? Pourquoi cette information n’a pas été donnée à la commission par le renseignement pénitentiaire au moment de ses auditions ? Pourquoi ces faits ne figurent pas au fichier Genesis ? Y-a-t-il eu « œuvre de dissimulation » ? Pourquoi ? •

F.G.

 

* Pour lire nos comptes rendus : www.arritti.corsica (rubrique Prigiuneri)

 

 

« J’ai jamais tué personne, j’ai jamais pensé tuer quelqu’un, j’ai jamais imaginé participer au meurtre de quelqu’un… J’en suis à huit ans de prison pour un crime que je n’ai pas commis… Toutes ces épreuves que j’ai vécues m’ont profondément changé. Ma mère par exemple, ça fait cinq ans que je ne l’ai pas vue… mon fils, il est dans la salle, ça faisait sept mois que je l’avais pas vu… Vous avez ma vie entre vos mains… Je suis innocent. J’ai des convictions, je les ai jamais cachées, elles m’ont aidé à tenir. Ça ne fait pas pour autant de moi un assassin. Je n’ai jamais été un assassin. J’ai toujours eu le respect profond de la vie. » •

Yvan Colonna devant ses juges en juin 2011. Riposi in pace o fratellu.

 


In l’anticu campu santu
Cù a Santa Croce accantu
In cima di u campanile
Nant’à u ceppu di u fucile,
Libertà !

Sopr’à Tavignanu è Golu
Sparghje infine lu to volu
Pè u solcu pè a terra
Pè a lingua è a bandera
Libertà !

Poi per ogni patriottu
Pghje incarceratu à tortu
Per ogni generazione
Di a Corsica Nazione
Libertà ! •

« Vogliu scrive u to nome » Canta U Populu Corsu