Commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna

« Le haut du spectre du terrorisme islamiste »

Les auditions par la Commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna se poursuivent. La semaine dernière, on a entamé l’audition des différents responsables des services de renseignements français ainsi que des membres de l’Inspection générale de la justice. Et plus on avance dans leurs dépositions, plus on est choqué. Des flous, des contradictions, des faux-fuyants, des mensonges… installent un trouble profond. Obtiendrons-nous la justice et la vérité pour Yvan Colonna, sa famille, la Corse ? Plus on audite, et plus on a le sentiment de choses qu’on nous cache, et l’on se rend bien compte que cela tourne autour de ladite « communauté du renseignement » français. La question est : jusqu’à quel niveau et à quel degré d’implication ?

 

 

Pour garder le fil, reportez-vous aux précédents comptes-rendus d’Arritti*.

Résumons les éléments troublants déjà évoqués : le parcours de Franck Elong Abé en prison ; la clémence – pire, les avantages – dont il a bénéficié, bien que signalé comme individu très dangereux, à l’opposé du traitement répressif envers Yvan Colonna, pourtant au comportement pénitentiaire des plus corrects ; les éléments que de hauts responsables pénitentiaires ont voulu cacher à la représentation nationale d’une audition à l’autre ; les révélations de responsables du renseignement pénitentiaire sur l’organisation de celui-ci ; son lien et ses relations régulières avec les autres services du renseignement français ; l’invocation du « secret défense » pour éviter de répondre aux questions qui dérangent, notamment de savoir si Franck Elong Abé était potentiellement un indicateur des services… tout ceci recoupé, choque, trouble, interroge.

Le résumé des auditions semaine après semaine révèle dans quel traquenard Yvan Colonna est tombé sans aucune chance d’en réchapper.

 

Le 25 janvier, le patron du renseignement intérieur, Nicolas Lerner, chef de la DGSI, répondait aux questions de la Commission d’enquête parlementaire. Une nouvelle audition à huis-clos, que nous ne pouvons retracer que par les témoignages de membres de la Commission, mais qui suffisent à traduire le malaise. « Nous avons affaire à une personnalité qui a figuré, selon le renseignement intérieur du pays, parmi les terroristes potentiels les plus dangereux ; le haut du spectre, comme cela a été évoqué » a commenté Laurent Marcangeli, rapporteur de la Commission.

« Ce qui me choque, c’est la distorsion qu’on peut avoir entre la première audition, celle de Madame Puglierini, l’ancienne directrice de la centrale d’Arles, et celle du directeur des renseignements généraux de la France, M. Lerner aujourd’hui, qui nous présente Franck Elong Abé comme quelqu’un de dangereux, de suivi, dont la sortie inquiétait. »

« On se rend bien compte que l’individu était dangereux avant son incarcération, pendant son incarcération et il l’aurait certainement été encore après sa sortie de détention » n’a pas manqué de souligner de son côté Romain Aubry, membre de la commission, « du fait de sa radicalité il n’aurait pas dû avoir un poste comme on lui a confié. Il n’aurait pas dû donc se retrouver à ce moment-là avec Yvan Colonna dans cette salle de sport. »

Franck Elong Abé « faisait partie des plus dangereux pour le service intérieur, ce qui veut dire qu’il y a une connaissance aigüe de son degré de dangerosité. On a parlé d’un combattant sur théâtre de guerre » a commenté le président, Jean Félix Acquaviva, « des informations de première main qui démontrent l’extrême dangerosité connue, je répète, qui tranche évidemment avec le caractère, je dirais, très gentil, dont on faisait état quant à son profil qui évoluait bien à Arles, selon la directrice de l’établissement ou du directeur des services interrégionaux pénitentiaires de Marseille ». Le député corse souligne encore une fois le « grand écart entre ce qu’il était réellement et la gestion de son parcours carcéral, sa gestion judiciaire aussi, en remise de peine et évidemment en classement pour le côté carcéral en activité, alors qu’on connaissait le fait qu’il était en haut du spectre. Il va bien falloir cibler ce nombre de dysfonctionnements, avec la poursuite de nos travaux sur les grains de sable qui ont amené évidemment à faire en sorte que l’on arrive à cet assassinat. »

 

Le 26 janvier, c’est l’actuel préfet de police de Paris, ex-secrétaire d’État, Laurent Nuñez, qui était entendu, au titre de ses anciennes fonctions de Coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT)… Celui-ci confirme, comme l’a fait le chef de la DGSI, que Franck Elong Abé était considéré comme « le haut du spectre du terrorisme islamiste ».

Il charge par ailleurs Mme Puglierini : « ce qui nous a été dit c’est qu’en aucun cas la directrice de l’établissement et sa hiérarchie ne pouvaient ignorer que M. Elong Abé était en haut du spectre de la menace terroriste », rend compte Laurent Marcangeli, contrairement à l’avis des membres de l’Inspection générale de la justice (IGJ), interrogés après M. Nuñez : « Rien [dans le dossier] ne nous permettait de dire que cet homme était en haut du spectre » affirme Jean-Louis Daumas de l’IGJ, et il ajoute : « je suis certain que le directeur de l’administration pénitentiaire nous a dit la vérité, et je pense la même chose du directeur interrégional du service pénitentiaire de Rennes, et même si je la connais moins, je pense aussi la même chose de Mme Puglierini. Je pense qu’ils n’étaient pas informés. »

Jean Félix Acquaviva s’attarde alors sur les liens entre les différents services de renseignement et leur interaction « déconcentrée, permanente et quotidienne » notamment par les GED (groupes d’évaluation départementaux). Après avoir fait l’inventaire de tous ces services, il interpelle M. Daumas : « on ne peut pas comprendre à ce stade l’écart, le grand canyon qui existe entre les propos clairs que vous tenez et nous vous en remercions, et les propos qui nous ont été tenus. Là il y a quelque chose qui ne va pas du tout. C’est une atteinte à notre intelligence collective », et il interroge : « est-ce qu’il n’y a pas à ce niveau-là une défaillance importante, au bas mot que pensez-vous de cet outil, les GED en général, et en particulier dans ce cas ? »

M. Daumas répond que même si l’IGJ aurait pu s’en saisir, sa lettre de mission n’était pas centrée sur le GED qu’il qualifie « d’instance d’échanges, de mutualisation d’informations sur les personnes détenues ». Il précise encore : « J’imagine mal un chef d’établissement informé que la personne détenue est en haut du spectre, classer le détenu DPS au service général. Moi je pense que si cette femme cheffe d’établissement a classé l’auteur de l’agression DPS (…) au service général, on peut imaginer qu’elle ignorait qu’il figurait parmi les plus dangereux » dit encore M. Maunas. Ce qui n’explique pas pour autant la clémence de Mme Puglierini vis-à-vis des violences commises à la seule centrale d’Arles par Franck Elong Abé.

Devant la presse, au sortir des auditions, Jean Félix Acquaviva confie : « soit c’est la réalité, des choses n’ont pas été transmises, et là on est au-delà du dysfonctionnement concernant un profil qui visiblement est une exception au niveau du nombre d’incidents dans son parcours carcéral, une exception au niveau de son extrême dangerosité, et une exception aussi sur la gestion clémente dont il a fait état dans son emploi en auxiliaire mais aussi en son non-transfert de QER… soit il y a dissimulation de tout ou partie des acteurs. »

 

M. Daumas, de l’Inspection générale de la justice.

Les membres de l’Inspection générale de la justice auditionnés suite à leur rapport rendu en juillet dernier quant aux dysfonctionnements graves des services pénitentiaires ont rappelé ce qu’ils ont constatés : défaut de surveillance, carence du système de vidéo-surveillance, gestion laxiste du détenu Franck Elong Abé, notamment son non transfèrement en Quartier d’évaluation de radicalisation (QER)… Des sanctions avaient été prises à la suite de ce rapport contre un agent et contre la directrice de la centrale d’Arles. L’IGJ insiste sur le fait que le surveillant « bon agent, bien noté par sa hiérarchie » qui était en charge d’un périmètre de surveillance assez large n’était pas occupé à l’aile droite qui aurait pu le contraindre à être moins attentif à ce qui se passait dans l’aile gauche, où se trouvait la salle de sport où s’est produit l’agression. Aussi il s’étonne : « Il s’absente une vingtaine de minutes, et notamment pendant les 9 minutes où a lieu l’agression dramatique » et « il n’est pas en capacité à nous décrire ce qu’il a fait pendant cette vingtaine de minutes. Il ne sait pas », précise Jean-Louis Daumas. Concernant la vidéo-surveillance, il confirme que l’établissement « est bien équipé », « il y a plus de 280 caméras », du matériel récent et moderne. « Ce qui pose problème, c’est le paramétrage des écrans, l’utilisation qui est faite de ce matériel » explique l’IGJ, « organisé le jour des faits pour que ce soit les circulations qui soient surveillées ». « Et d’ailleurs l’auteur de l’agression le sait bien puisque quand on visionne les faits (…) il est tout à fait indifférent à la présence des caméras », et ne surveille que la porte. Question naïve : comment était-il au courant du paramétrage laxiste de la vidéo-surveillance ?

 

Enfin, la non affectation en Quartier d’évaluation de la radicalisation, faite « sur la base, nous a-t-on dit, des avis défavorables émis par le magistrat du Parquet et le juge de l’application des peines antiterroristes qui l’un et l’autre disent qu’il n’est pas opportun à ce moment-là d’affecter l’auteur de l’agression en QER » informe M. Daumas qui précise que 500 personnes sont « étiquetées TIS, terroristes islamistes » dans les prisons françaises et que « pratiquement toutes les personnes détenues qui appartiennent à ce vivier sont passées, depuis la mise en service des QER, dans ce dispositif ».

On est en droit de s’interroger : comment un détenu considéré comme « le haut du spectre du terrorisme islamiste » a-t-il pu échapper au passage en QER ? L’IGJ confie que « l’administration pénitentiaire aurait pu ne pas tenir compte » de cet avis, « si les deux magistrats ont tout à fait compétence pour remplir le dossier d’orientation et de transfèrement, la règlementation ne leur donne pas de compétence particulière pour se prononcer sur l’affectation en QER. » Quant à la directrice de la centrale d’Arles interrogée par l’IGJ sur le pourquoi de ce non-déferrement en QER de Franck Elong Abé, « elle n’a pas su nous expliquer la raison de son discernement » dit M. Daumas. Pourtant il rappelle qu’« une collaboratrice du directeur interrégional des services pénitentiaires de Marseille interroge, sollicite, envoie des mails, essaie de relancer la machine »… malgré cela, « à quatre reprises, la directrice ne transmet pas. C’est l’un de ses collaborateurs, un officier, responsable du bureau de la gestion de la détention finalement en janvier 2022 qui prend sur lui. Après en avoir parlé à une des directrices adjointes, finalement il transmet à la Direction interrégionale de Marseille. » C’est-à-dire, quelques semaines avant l’agression sauvage contre Yvan Colonna alors que Elong Abé aurait dû être transféré….

 

Cette semaine, la Commission d’enquête parlementaire interrogera le Parquet national antiterroriste… •

F.G.

 

* arritti.corsica (recherche : Yvan Colonna)

* Jean-Louis Daumas, Florence d’Andrea, Thierry Landais, Christophe Straudo.