La Commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna (1), le 2 mars 2022 dans la prison centrale d’Arles (il est décédé le 21 mars, après 18 jours de coma), a rendu son rapport ce 30 mai 2023.
Arritti a reçu tardivement, au moment de son bouclage, ce rapport. Nous aurons l’occasion de revenir sur ses enseignements et ses 29 recommandations (2). En attendant, en voici les grandes lignes.
Quelques 218 pages pour résumer les 37 auditions des 71 personnes entendues. Il suffit de lire le sommaire pour ressentir tout le trouble et la colère que cette agression a suscité et continue de susciter. Une détention exemplaire jamais prise en considération, les zones d’ombre et autres restrictions du statut DPS et ses conséquences inacceptables sur le droit à la vie familiale d’un détenu « marqué au fer rouge », la gestion « erratique, voire permissive du parcours carcéral de Franck Elong Abé », « l’échec manifeste de la prise en charge de l’individu », le « trou noir administratif », les défaillances et défaut de vigilance généralisés, le « cas unique en son genre » de l’agresseur, les dysfonctionnements « qui auraient dû alerter l’administration pénitentiaire », « des conditions de travail et de sécurité inquiétantes », « une agression d’une extrême violence qui s’est prolongée de façon inexplicable », un système de vidéosurveillance « inexploitable le jour de l’agression », « une mauvaise appréciation de la dangerosité de l’agresseur » aggravée par « une circulation imparfaite de l’information », l’alerte la veille du drame « portée trop tardivement à la connaissance de la commission d’enquête », « un manque de réactivité déconcertant », une « confusion générale inacceptable » et des « contradictions inexplicables », une gestion de l’islamisme radical « inaboutie », la « situation alarmante des violences » en prison, des « dispositifs de prise en charge dépassés », etc., etc.
Quelles seront les suites de ce rapport ? Politiques ? Judiciaires ? Administratives ? On veut espérer, toujours, puisque l’irrémédiable a été commis, que cette affaire qui est aussi le résultat de trop de haines accumulées, servira à la construction de la paix entre la Corse et Paris. Yvan Colonna est mort, rien n’apaisera la douleur des siens et l’injustice ressentie dans l’île, mais des leçons d’histoire peuvent – doivent – être tirées.
« Vérité, justice et démocratie » : dans son avant-propos, le président de la commission, fait en quelque sorte une synthèse en une douzaine de pages des constats faits par la commission tout au long de son enquête.
D’abord, le traitement inique à l’encontre d’Yvan Colonna organisant « de manière continue au fil des ans » une obstruction « de nature politique et administrative » à son rapprochement dans l’île. Ce n’est pas pour rien que cette situation introduit le rapport, car incontestablement, elle conduit « à l’application effective d’une double peine pour lui et sa famille. Et nous le savons malheureusement tous aujourd’hui, à une triple peine, celle de mourir en prison par agression » dénonce Jean Félix Acquaviva qui cible « une “doctrine“ politique et administrative particulière », « appliquée avec une continuité inébranlable au plus haut niveau de l’État, de certaines sphères de la haute administration, en particulier au niveau de la Chancellerie, de l’administration pénitentiaire, du parquet et des juridictions anti-terroristes ».
Quelles que soient les conclusions de l’enquête judiciaire en cours, « la gestion administrative et politique d’Yvan Colonna a conduit, d’un point de vue moral et déontologique, à sa mort ».
Le drame du 2 mars est à « restituer dans l’histoire longue, celle des relations conflictuelles de la Corse avec la République » affirme aussi le président. « Depuis 25 ans bien entendu, date de l’assassinat du préfet Claude Érignac, mais aussi bien au-delà. Depuis plus de 60 ans. Avec une cohorte de drames accompagnant un problème politique encore non résolu à ce jour. Je veux donc avoir une pensée émue aussi pour toutes les familles endeuillées, celles des militants, des civils, des gendarmes. Il ne peut y avoir dans notre esprit de hiérarchie des peines et des douleurs ».
Yvan Colonna et Franck Elong Abé étaient tous deux soumis au statut de DPS. L’agresseur était aussi signalé terroriste islamiste. « Il n’existe que 225 DPS en France sur 70 000 détenus. Nous sommes donc sur une analyse des petits nombres » note Jean Félix Acquaviva, et « le statut de DPS implique surtout des obligations de surveillance accrue vis-à-vis des détenus concernés, ce qui n’a pas été respecté ».
« La gestion du parcours carcéral et des demandes de levée du statut de DPS d’Yvan Colonna a été excessivement rigoureuse, de nature politique, inversement proportionnelle à son comportement en détention jugé très correct et fortement conditionnée aux faits pour lesquels il était incarcéré ». À l’opposé, Franck Elong Abé, connu comme « haut du spectre » « n’est donc pas un terroriste islamiste lambda parmi ceux en détention en France ». Or, « il a bénéficié d’une “mansuétude“ à ce stade encore inexpliquée ».
Cette « différence de traitement incontestable » laisse « une grande interrogation » d’autant que la centrale d’Arles est « très sécurisée dans son fonctionnement. Tous les manquements et dysfonctionnements, toutes les défaillances qui se sont faits jour dans ce drame prennent donc une toute autre dimension. Et creuse l’interrogation ».
« Tout cela concourt à reconnaître sur l’histoire longue une gestion politique » du parcours d’Yvan Colonna dénonce encore Jean Félix Acquaviva. Ceci est à rapprocher des « trois procès le concernant, faisant apparaître une logique à sens unique au mépris d’éléments tangibles, mais aussi des procédures et des droits de la défense » ainsi que « la vive atteinte à la présomption d’innocence lors de l’arrestation ».
« Factuellement, le droit au rapprochement familial a été bafoué » dit encore le président qui affirme y voir « l’ombre d’une “vengeance d’État” qui ne disait pas son nom. Du fait des travaux de cette commission d’enquête parlementaire et de ce rapport, c’est aujourd’hui une réalité, à mon sens, difficilement contestable ».
En comparaison, « la gestion du parcours de Franck Elong Abé laisse pantois ». Cette « situation inadmissible » suffit « à fonder la grande interrogation qui taraude nombre de personnes, de démocrates, en Corse et ailleurs ».
Le président relève aussi les distorsions dans l’information entre d’une part le PNAT (3) « “meneur de jeu” de la distribution en aval vers l’administration et du renseignement pénitentiaire de l’information et des renseignements sur l’individu qui lui ont été transmis par la DGSE », et « les agents de la centrale d’Arles, la direction de l’établissement et les membres de l’inspection générale de la Justice ayant réalisé l’inspection de fonctionnement peu après les faits ». « Un grand écart, à mon sens inexplicable pour l’heure, s’est créé » note Jean Félix Acquaviva.
« Il est le seul parmi ceux qui n’ont pas fait l’objet d’évaluation en QER sur plusieurs années à ne pas l’avoir été pour des raisons réglementaires normales et identifiées. Il est aussi le seul détenu à la fois DPS et TIS à occuper un emploi au service général avec liberté de mouvement ».
« À ce stade, si l’on s’exerce à faire la somme de l’ensemble des incohérences et actes de gestion contraires à ce qui aurait dû se passer concernant Franck Elong Abé se dessine une trajectoire qui ne peut qu’interpeler tous ceux en recherche de vérité dans ce dossier » constate encore le président de la commission.
Jean Félix Acquaviva cible ainsi tous ceux qui expliquent les faits comme « produit de hasards malheureux, sans responsabilités fonctionnelles et humaines ». Il accuse : « La mise en miroir de leurs argumentaires et positionnements lors de cette enquête parlementaire aboutit à un tableau sans concessions et cruel les concernant, un tableau sans appel : leur responsabilité morale, déontologique, politique est engagée dans ce qui a pu se produire par les conséquences de leurs actes et décisions, nonobstant les conclusions à venir de l’enquête judiciaire ».
Pour Jean Félix Acquaviva « cet assassinat reste du domaine de l’affaire d’État ».
Peut-on considérer qu’« il y a eu préméditation ? » s’interroge Jean Félix Acquaviva qui développe le fait que Franck Elong Abé semble au courant des défaillances de la vidéosurveillance. Pour lui, « ce simple constat ouvre aussi la voie au questionnement d’un degré d’organisation plus élevé », et d’appuyer : « À ce stade aucune hypothèse, selon moi, y compris la plus “haute”, liée au caractère commandité d’un assassinat de portée politique lié à la rancœur, au ressentiment, à la “haine” que certaines sphères entretenaient à l’encontre des membres du “commando Érignac”, en particulier à l’encontre d’Yvan Colonna, ne peut être exclue ».
Une histoire, jalonnée par « des morts violentes », « des actions “barbouzardes” dans lesquelles certaines officines et réseaux d’État étaient impliqués », « l’épisode des paillottes incendiées clandestinement par un groupe de gendarmes (GPS) piloté par le préfet Bonnet, dont l’objet était de conduire à un affrontement sanglant si l’affaire n’avait pas été dévoilée », « l’état d’esprit de rancœur » accumulé, tous ces faits d’histoire n’excluent « pas la thèse de l’action “barbouze”, aggravé par une “haine” et logique de vengeance qui se cachait de moins en moins au fil du temps » suite à l’assassinat du préfet. De même que « une revendication démocratique et large, déjà existante depuis plusieurs années se faisait de plus en plus pressante autour de la demande de rapprochement des détenus corses », et que « Yvan Colonna était sorti de sa période de sureté en juillet 2021, rendant théoriquement possible un aménagement de peine ». Jean Félix Acquaviva y voit là un évident contexte favorable à l’agression.
Le président cite encore les « zones d’ombre ou contradictions préoccupantes » des « comptes rendus écrits de l’agent de l’administration pénitentiaire des 11 mars 2022 puis du 21 mars 2022 » évoquant « une conversation entre trois détenus, dont Franck Elong Abé, la veille de l’agression, soit le 1er mars avec des menaces (“Je vais le tuer”) », le logiciel Genesis, les informations portées qui n’y figurent pas, autant de « très grandes contradictions qui peuvent laisser penser qu’il y ait pu avoir dissimulation ou effacement de données » : « Nous ne nous interdisons pas d’entamer une démarche judiciaire sur ce point précis par le biais de l’article 40 du code de procédure pénale pour solder cette question qui peut revêtir une grande importance pour la suite » déclare le président.
Et de conclure : « La Corse, son peuple, sa jeunesse, attendent la justice et la vérité ».
« La démocratie est le meilleur moyen de combattre pour atteindre l’idéal de justice. C’est aussi la volonté de démonter cela qui a animé notre action lors de cette commission. Sans détours ni faux-fuyants, et ce, même si la recherche de vérité peut s’accompagner de moments d’échanges tendus, vigoureux. La Démocratie se doit d’être exigeante au service de l’intérêt général. La Corse a droit à la Justice. Sur tous les plans. C’est dans cet esprit que nous œuvrons modestement. Je forme donc le vœu que pour notre Corse et les générations à venir vienne enfin le moment de la solution politique globale tant espérée. Respectueuse de sa langue, de sa culture, de sa terre, de sa volonté mainte fois exprimée par les urnes d’obtenir les moyens réels de maîtriser son avenir économique, social et culturel au cœur de la Méditerranée. Dans la Paix et la réconciliation ».
« Heureux les artisans de paix, ils seront appelés fils de Dieu », Évangile selon Matthieu (5,9).
« L’art de la paix devrait s’enseigner. Des écoles de guerre il y en a partout tandis que des écoles de paix, je n’en ai jamais vues » Michel Rocard, Mes idées pour demain, mai 2000. •
- Composée de Jean-Félix Acquaviva, président ; Laurent Marcangeli, rapporteur ; Caroline Abadie ; Sabrina Agresti-Roubache ; Ségolène Amiot ; Bénédicte Auzanot ; Romain Baubry ; Ugo Bernalicis ; Mickaël Cosson ; Jocelyn Dessigny ; Pierre Dharréville ; Guillaume Gouffier Valente ; Meyer Habib (jusqu’au 3 février 2023) ; Sacha Houlié ; Philippe Juvin ; Mohamed Laqhila ; Emmanuel Mandon ; Élisa Martin ; Karl Olive ; Didier Paris ; Thomas Portes ; Angélique Ranc ; Cécile Rilhac ; Sandrine Rousseau ; Anaïs Sabatini ; Hervé Saulignac ; Sarah Tanzilli ; Cécile Untermaier ; Guillaume Vuilletet.
- La Commission d’enquête a formulé plusieurs recommandations en conclusion de son rapport. Nous en rendrons compte la semaine prochaine. Elles vont de la révision de la question du rapprochement familial pour les détenus corses à la nécessaire révision du statut de Détenu Particulièrement Signalés, en passant par la saisine du juge des référés, la clarification de la procédure d’orientation en Quartier d’évaluation de la radicalisation (QER) à renommer en QERD (pour dangerosité), le statut de TIS (terroristes islamistes), les critères de classement d’un détenu au travail et les conditions de son maintien, notamment en cas de violence, une nouvelle doctrine d’emploi de la vidéosurveillance, une clarification de l’organisation et des relations des membres du renseignement pénitentiaire, celui-ci devant être un outil d’anticipation, prévoir un médecin psychiatre dans les groupes d’évaluation, notamment pour la dangerosité des détenus, intégrer à la lutte contre la radicalisation la préparation à la fin de peine, lutter contre les violences, mieux veiller à la santé mentale des détenus et à leur prise en charge psychiatrique, augmenter l’effectif des juges d’application des peines, notamment pour l’antiterrorisme.
- PNAT : Parquet national anti-terroriste.