Commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna

Les points noirs toujours pas éclaircis

Durant plusieurs semaines, ARRITTI a rendu compte des travaux de la commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna. Vous pouvez retrouver sur notre site l’ensemble de nos articles*. Vous pouvez également vous reporter au rapport d’enquête parlementaire*. Arritti fait ici la synthèse des points noirs toujours pas éclaircis à ce jour.

 

 

Mme Puglierini a menti et dissimulé des informations. La directrice de la centrale d’Arles jusqu’en 2020 a ainsi, volontairement ou non, donné des facilités à l’agresseur. C’est la conclusion que l’on peut faire des différents éléments relevés durant ses auditions. Commission des lois, Inspection générale de la justice, Commission d’enquête parlementaire… à savoir :

– Refus inexpliqué de suivre les avis des commissions pluridisciplinaires uniques dangerosité qui recommandaient le placement de Franck Elong Abé en Quartier d’évaluation de radicalisation.

– Non transmission à sa hiérarchie des comptes-rendus de ces CPU.

– Dissimulation à la commission des lois des divers incidents impliquant Franck Elong Abé, et présentation au contraire du détenu comme quelqu’un de « courtois ».

– Relativisation encore des incidents devant la commission d’enquête parlementaire, pour justifier de son placement en détention ordinaire.

– Non prise en compte des multiples signalements des surveillants le concernant.

– Dissimulation de la raison pour laquelle Elong Abé avait abandonné l’activité jardin (il avait frappé un détenu).

– Octroi d’un poste d’auxiliaire rémunéré alors que 15 jours avant il était encore sanctionné pour des faits de violence.

– Dissimulation des pressions qu’il avait exercé sur d’autres candidats potentiels à ce poste.

Pour sa défense, elle ne se souvient pas, elle invoque le besoin de « préparer la sortie », elle dit que la hiérarchie n’a pas fait obstacle à ses décisions. Elle est pourtant un cadre très bien noté et réputé pour son professionnalisme et sa rigueur… une défense donc qui plaide coupable.

 

Laurent Ridel, directeur de l’administration pénitentiaire, ment-il ? Il protège Mme Puglierini, loue son « professionnalisme », invoque la difficulté du métier et le fait qu’aucun « signal d’alerte n’avait été émis » concernant Elong Abé alors que son dossier en regorge.

Au-delà, on peut s’interroger sur le rôle de l’administration pénitentiaire qui, bien qu’informée sur la dangerosité de l’agresseur, n’a pas éprouvé le besoin d’en améliorer la surveillance. Les auditions des différents responsables à Arles ou à Marseille, ont été particulièrement choquantes de solidarité corporatiste, de négation des évidences et d’art de botter en touche.

On peut s’interroger aussi pourquoi la centrale d’Arles est restée durant plus de 15 jours sans direction après le départ de Mme Puglierini, remplacée seulement 48h avant les faits… Inexplicable et inexpliqué. Comment aussi un tel établissement, particulièrement organisé et structuré pour gérer les déplacements au sein de la prison, selon les dires des députés François Pupponi et Bruno Questel, a pu laisser l’agresseur circuler et agir avec autant de facilités ?

Pourquoi la direction de l’administration pénitentiaire et la direction interrégionale de Marseille ont nié le fait que des aménagements avaient été demandé pour envisager un transfert des détenus DPS à la prison de Borgu (caméras et mirador), alors qu’ils étaient parfaitement au courant de marchés lancés ? Idem pour l’ancien Premier ministre Jean Castex qui réfute à la commission les travaux d’aménagement engagés alors que c’est parfaitement vérifiable !

De même, pourquoi le transfert sur Borgu était-il envisagé pour Alessandri et Ferrandi et pas pour Colonna si ce n’est pour des raisons politiques et un traitement à part le concernant ?

 

Quel rôle a tenu le Renseignement pénitentiaire et au-delà la « communauté nationale du renseignement » ? Le Renseignement pénitentiaire appartient à « la communauté nationale du renseignement » comprenant la DGSI (sécurité intérieure), la DGSE (sécurité extérieure), le renseignement militaire (DRM), la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DRSD), la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), le service de Traitement du renseignement et d’action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN), le renseignement de la préfecture de police, le renseignement de la gendarmerie nationale, le renseignement territorial, et donc le renseignement pénitentiaire qui « entretient des relations avec l’ensemble des services du renseignement » a déclaré Laurent Ridel lors de son audition. Sachant aussi que tous ces organismes sont en lien à travers une Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme créée en 2017, comment imaginer qu’avec toutes ces interrelations et toutes les informations dont disposait ce système, la direction de la centrale, sa hiérarchie, le Parquet et l’ensemble des institutions ayant à suivre Franck Elong Abé, n’aient pas été invité à prévenir sa dangerosité par un traitement spécial alors qu’il était signalé comme « haut du spectre » du terrorisme islamiste, pris sur théâtre de guerre en Afghanistan aux côtés de Al Qaida, qu’il disait vouloir « mourir par l’islam », et qu’il a commis d’incessants actes de violence durant tout son parcours carcéral ?

Sur l’interrogation de savoir si Franck Elong Abé pouvait être un indicateur, les services du Renseignement pénitentiaire ont invoqué le « secret défense ».

La question reste posée à ce jour.

 

Quel rôle a joué le Parquet national anti-terroriste ? Ses interventions lorsque le placement en QER de Franck Elong Abé est demandé interrogent toujours : le juge anti-terroriste émet un « avis réservé » et le Parquet un « avis très réservé », alors qu’ils n’ont pas à formuler d’avis en la matière. La responsable de l’Association nationale des juges de l’application des peines l’a d’ailleurs bien rappelé à la commission : « ce n’est pas une décision judiciaire, c’est une décision pénitentiaire » avait dit Mme Delarazzi, vice-présidente de l’ANJAP. L’audition de Jean François Ricard n’a pas permis de comprendre le pourquoi de ces avis, prétextant la dangerosité avérée du détenu pouvant faire courir des risques en QER. Sidérant ! Cela aurait pu se comprendre si le détenu avait effectivement été placé à l’isolement ou avait bénéficié d’une surveillance particulièrement renforcée en dehors des QER. Or il n’en est rien : il a été maintenu en détention classique, pire, il a obtenu un poste d’auxiliaire lui permettant de circuler dans la prison au contact d’autres détenus, y compris d’un détenu DPS, censé être particulièrement surveillé lui aussi. Lequel Yvan Colonna, bien que considéré comme « détenu exemplaire », a été victime d’interférences a contrario du PNAT pour appuyer la décision du maintien de statut de DPS. Comment expliquer ce deux poids deux mesures ? Le PNAT a une lourde responsabilité dans le non rapprochement d’Yvan Colonna, d’une part, dans le non isolement et la non surveillance de son assassin d’autre part. Or c’est la conjugaison des deux qui conduit à son assassinat.

 

Qu’a fait l’agent affecté à la surveillance de l’aile où s’est déroulé l’agression ? L’agent qui a ouvert la porte de la salle de sport à Franck Elong Abé, s’est absenté durant 20 minutes, et a été incapable de dire où il était à ce moment-là. Pourquoi a-t-il ouvert la salle de sport à l’agresseur, alors que le nettoyage ne se faisait jamais en présence d’un autre détenu ? D’autant qu’Yvan Colonna était sur le point de terminer son sport et que le gardien aurait dû faire patienter Elong Abé jusqu’à son départ. Au lieu de cela, il a abandonné son poste et laissé les deux détenus DPS, ensemble, sans surveillance.

Cet agent a-t-il fermé les yeux involontairement ou sciemment ? Auquel cas, l’a-t-il fait de son propre chef ou sur demande ?

 

Qui a paramétré le système de surveillance vidéo empêchant la visualisation de l’agression ? Comment se fait-il que Franck Elong Abé était vraisemblablement au courant de cette défaillance vidéo ? À quoi servent les caméras dans les prisons si elles ne peuvent être opérationnelles et les agents non formés à une utilisation efficace ?

L’agent en question et son syndicat déplorent que des vidéos qui auraient pu retracer son itinéraire durant les fameuses 20 mn où il s’éclipse, aient été détruites. Pour quelles raisons ? Par qui ?

 

Qui a manipulé le fichier Genesis ? Ce fichier de suivi des détenus note tout de leur parcours carcéral, procédures et incidents : exécution de la peine, gestion de la détention, réinsertion, suivi judiciaire, prise en charge sanitaire et administrative, remarques des personnels, violences entre détenus ou avec les gardiens, etc. Pourquoi, concernant Elong Abé, aucune annotation ne figure du 29 janvier jusqu’au jour de l’agression, 2 mars, alors que les gardiens disent avoir fait remonter des incidents dans la période ? S’agit-il d’une non prise en compte volontaire de ces informations et dans ce cas pourquoi ? Ou bien est-on en présence d’effacement de données ? Par qui et pour quelles raisons ?

Enfin pourquoi la conversation entre trois détenus, impliquant Franck Elong Abé, la veille de l’agression, où la phrase « je vais le tuer » a été prononcée, n’a pas été notifiée sur ce fichier, ce qui aurait permis une intervention préventive ?

À l’heure actuelle, les raisons de la non prise en compte de cette information ne sont pas élucidées. Ce qui porte à d’autres questionnements : y a-t-il eu pression sur l’agent concernée pour qu’elle ne porte pas cette mention ? Ou bien l’information a-t-elle été enlevée, et par qui ?

Cette information est capitale à creuser pour l’enquête judiciaire dans la recherche de préméditation, mais aussi d’éventuelles complicités ou de responsabilité supérieure.

 

Les ministres et les services qui ont maintenu le statut DPS d’Yvan Colonna sont responsables de ce qui est arrivé par la suite. Cette commission d’enquête parlementaire a démontré clairement que Yvan Colonna, malgré son parcours carcéral exemplaire, a été victime d’un acharnement judiciaire et politique. Contrairement aux assertions des ministres auditionnés, Jean-Jacques Urvoas, Nicole Belloubet, Christiane Taubira, Jean Castex, Yvan Colonna a souffert d’un statut particulier en détention. Et ce, malgré les multiples actions intentées pour lever ce statut, sur le plan judiciaire ou politique.

Les raisons invoquées étaient fallacieuses : période de sûreté, nécessité d’une incarcération dans une prison centrale. En réalité, Yvan Colonna avait accompli la période de sûreté et une incarcération à Borgu était possible, puisqu’il suffisait de réaliser quelques travaux d’aménagement, travaux d’ailleurs qui avaient été entrepris.

Cet acharnement était donc dû à une décision au plus haut niveau. Décision d’appliquer une double peine, en allant au-delà du droit pour les membres du commando, et plus particulièrement pour Yvan Colonna, qui, parce qu’il a toujours nié, était encore davantage sujet à cette vengeance d’État qui ne voulait pas dire son nom.

Le poids de la famille de Claude Erignac qui veillait à ce que la mémoire du préfet reste bien au cœur de toutes les décisions à prendre n’a pu être nié par les ministres interrogés.

Or, si Yvan Colonna avait été rapproché, il ne serait pas mort.

Par ailleurs, malgré le lourd profil islamiste de Franck Elong Abé dans un pays qui a connu les attentats du Bataclan, il n’y a eu aucune intervention politique ni de la PNAT, ni du gouvernement pour mettre l’homme sous surveillance renforcée. « Le politique a un regard particulièrement acéré sur ce qui se passe s’agissant des DPS terroristes » a pourtant rappelé durant son audition le président de l’Union syndicale de la magistrature, ajoutant : « Toute la difficulté pour nous lorsqu’on est magistrat c’est évidemment de résister à toutes zones d’influence politique et d’exercer de manière indépendante qu’on soit au Parquet ou au siège ».

Pourquoi cette vigilance ne s’est-elle pas exercée pour l’agresseur, alors qu’elle a été systématique pour la victime ?

 

Le rôle de la préfectorale. Comment ne pas citer les échanges entre préfets révélés par le président de la Commission d’enquête Jean Félix Acquaviva ? « L’autre détenu n’a fait que ce que l’État aurait dû faire à l’époque » dit l’un d’eux qui poursuit : « ce n’était pas la peine de nous obliger à faire des salles Erignac partout si c’est pour pisser sur sa mémoire aujourd’hui » (allusion au rapprochement Ferrandi et Alessandri), et de dénoncer « un souci méticuleux de lâcheté réconciliatrice » et une « décision scélérate ».

Comment ne pas avoir en tête à la lueur de ces révélations, tout le passif accumulé en Corse par le corps préfectoral ? Du préfet Riolacci et la mise en place de barbouzes à travers les officines du SAC et de Francia, jusqu’à l’affaire Bonnet, le préfet incendiaire qui poursuivait le projet de provoquer une guerre fratricide dans l’île, difficile de faire l’impasse sur ce dont est capable le corps préfectoral… Ces échanges de textos entre préfets sont de même esprit et totalement consternants. Ils indiquent le fossé entre la Corse et Paris, l’impossible réconciliation dans certaines sphères du pouvoir qui explique très bien le pourquoi de l’acharnement contre Yvan Colonna. Ils démontrent surtout l’absence de limites. De là à penser que la situation d’un Yvan Colonna parvenu au terme de sa période de sûreté, leur insupportait à un point tel que cette haine pouvait alors s’exprimer au-delà de seuls textos… •

F.G.

 

* Da sapenne di più

. Pour accéder au rapport sur le site de l’Assemblée nationale : https://bit.ly/rapportColonna

. Pour accéder aux comptes-rendus d’Arritti des auditions : http://arritti.corsica (rubrique : prigiuneri)