Commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna

Toutes les alertes démocratiques avaient pourtant été lancées

Le 4 avril, la surveillante qui avait révélé la menace « je vais le tuer » était entendue par la Commission d’enquête parlementaire… Le 12 avril, c’est maître Patrick Beaudoin, président de la Ligue des droits de l’homme, qui était auditionné. Conditions du procès d’Yvan Colonna, statut de Détenu Particulièrement Signalé, en 2009, notamment, la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) remettait en cause le « caractère équitable » du procès en appel d’Yvan Colonna qui s’est déroulé en partie en l’absence de l’accusé et de ses défenseurs après le constat d’un procès à charge. Toutes les alertes démocratiques ont été lancées pour dénoncer les atteintes aux droits contre Yvan Colonna. Plus de 20 ans de maltraitance judiciaire régulièrement dénoncée. Maintes fois, le « système » a eu l’occasion de l’extraire de son funeste destin.

 

 

Le 4 avril, une surveillante de la centrale d’Arles était auditionnée à huis-clos. Son identité n’est donc pas révélée. Elle avait signalé les menaces entendues la veille de l’agression entre trois détenus, dont Franck Elong Abé (« je vais le tuer »)… Jean Félix Acquaviva l’interroge sur le délai entre la date de ce constat, 1er mars, veille de l’agression, et leur transmission à la hiérarchie, 11 mars, ainsi que sur les règles et procédures prévues pour faire figurer ce type d’observation dans le logiciel Genesis*. « Je n’ai pas renseigné les propos tenus par l’un des trois détenus dans le logiciel Genesis, puisque j’en ai rendu compte oralement à mon supérieur hiérarchique Mr X. Il en a lui-même référé à l’officier du bâtiment présent ce jour-là » répond la surveillante. Questionnée par le rapporteur Laurent Marcangeli sur le pourquoi elle n’a pas renseigné quand même Genesis, « je n’ai pas pu identifier clairement qui avait tenu ces propos, ni de qui ce détenu parlait » se borne à dire la surveillante. Sur une demande du président, elle précise que si elle a rédigé le compte-rendu quelques jours après c’est à la demande de l’adjoint du chef de détention. « Le premier surveillant est revenu me voir pour me dire qu’il avait transmis les informations. Je respecte l’ordre hiérarchique : j’informe mon premier surveillant ; lui, à son tour, respecte l’ordre hiérarchique ». Le président insiste : « vous comprenez que nous cherchons la vérité et que les choses ne nous paraissent pas satisfaisantes, sur ce point comme, d’ailleurs, sur d’autres qui intéressent la commission d’enquête ». Il lui rappelle qu’il s’agit d’un assassinat : « vous comprenez que c’est assez grave. Pourquoi l’adjoint au chef de détention vous demande-t-il de faire ce compte rendu écrit à votre hiérarchie dans les neuf jours ? »

« Je ne sais pas » répond la surveillante qui dit avoir rédigé un second compte rendu « plus détaillé » deux jours après, toujours à la demande du chef de détention. Elle y indique notamment que le comportement de Franck Elong Abé « avait changé » : « ce dernier avait diminué le nombre d’objets dans sa cellule et lorsque je le lui ai fait remarquer, il m’avait répondu qu’effectivement il faisait du vide ». Interrogée sur la transmission au renseignement pénitentiaire, elle répond avoir seulement renseigné le fichier Genesis : « le fait que les informations soient relayées ensuite dépasse mes compétences ».

Jean Félix Acquaviva insiste : « Ce que vous dites est important. Vous nous dites avoir renseigné dans le logiciel Genesis votre observation relative au changement de comportement ? » « Tout à fait » répond la surveillante. « C’est important : nous avons eu communication des observations formulées dans le logiciel et, de mémoire, le changement de comportement – le nettoyage de la cellule – n’y figure pas » dit le président. « J’ai peut-être mal validé ou fait une mauvaise manipulation, mais j’avais renseigné cette observation et j’en avais aussi informé mes supérieurs. Quand je renseigne une observation dans Genesis, j’en informe directement mon supérieur hiérarchique » répond la surveillante qui confirme que l’information doit ensuite remonter jusqu’au chef d’établissement…

Pourquoi dans ce cas aucune consigne de vigilance n’a été donnée après cette menace ? Du surveillant au chef d’établissement : impossible de croire à de simples dysfonctionnements…

 

Maître Patrick Beaudoin, président de la Ligue des droits de l’Homme était entendu le 12 avril. Dans son propos liminaire, il rappelle les valeurs de la LDH, son attachement à la Convention européenne des droits de l’Homme et à la Déclaration universelle des droits de l’Homme, notamment le droit au procès équitable, la dénonciation des traitements dégradants, le droit à la présomption d’innocence. Il dénonce les déclarations de Nicolas Sarkozy bafouant le respect de la présomption d’innocence. Puis, lors des procès suivis par la LDH, les « doutes », les « zones d’ombres », « une législation d’exception », des « accusations rétractées », l’« absence de preuves matérielles », « les difficultés existantes entre les divers services »… autant d’éléments remettant en cause le « caractère équitable » du procès d’appel. « Tout est hors norme depuis le début » dénonce maître Beaudoin, rappelant aussi la condamnation à 30 ans de réclusion criminelle de Jean Castela et Vincent Andriuzzi, considérés comme commanditaires alors qu’ils ont été acquittés en appel « puisque tout ça semblait relever d’un montage ».

Il s’arrête sur trois points du rapport de l’Inspection générale de la justice : défaut de vigilance du surveillant « pour des raisons assez inexplicables », défaillance de la vidéosurveillance, « faille très importante », enfin traitement du parcours carcéral de Franck Elong Abé. À savoir, absence d’orientation en quartier d’évaluation de la radicalisation, « traitement totalement différent et anormal entre cet agresseur » et « le cas d’Yvan Colonna », détenu exemplaire victime d’« une stratégie de DPS à vie ».

Maître Beaudoin ajoute avec gravité : « ces dysfonctionnements conjugués ne peuvent pas être considérés seulement comme des dysfonctionnements. Je crois qu’il y a eu toute une stratégie hors norme de punition, de châtiment, de vengeance, de raison d’État, pesant sur Yvan Colonna et qui s’est particulièrement traduite au moment de cette agression qui a finalement conduit à son décès ».

 

Le rapport 2020 de la Cour européenne des droits de l’Homme relève qu’entre 1959 et 2020, la France compte 759 condamnations par la Cour européenne, dont 566 pour le droit au procès équitable et 45 pour torture et traitement dégradant. « Ces chiffres sont quand même très révélateurs » commente le président de la LDH qui déplore les conditions de « détention à vie » d’Yvan Colonna à travers ce statut DPS. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) a émis à ce sujet un avis « très sévère et consternant ». Il rappelle que le contrôleur des lieux de détention fait le même constat. La CNCDH qualifie d’« apocalyptiques », « quasiment moyenâgeuses » les conditions de détention en France. Elle dénonce l’absence de respect du droit à la dignité et du droit à l’intégrité physique et psychique, les violences envers les détenus de la part de l’administration pénitentiaire ou entre détenus, les « conditions matérielles d’hygiène et de salubrité tout à fait indignes », la surpopulation carcérale, les droits fondamentaux non respectés (accès aux soins, accès à la justice, absence d’activités…).

Maître Beaudoin dénonce « le maintien en détention avec acharnement, dirais-je, à l’encontre des détenus que nous qualifierons de politiques, à savoir les détenus corses et basques. On constate de la part du Parquet national antiterroriste (PNAT) un acharnement qui relève de la raison d’État, visant à les maintenir prisonniers presque indéfiniment ». La LDH demande une modification législative « sachant que la question est politique et ne sera pas résolue uniquement par des moyens juridiques ».

 

 

Jean Félix Acquaviva rappelle le courrier de la FIDH du 15 octobre 2019 dénonçant notamment le « droit à la vie familiale… totalement bafoué » pour Alain Ferrandi, Pierre Alessandri et Yvan Colonna avec le refus de leur rapprochement, qualifié par la FIDH d’« absolument scandaleux », « de double peine et de punition supplémentaire » malgré les obligations internationales. « Avez-vous le souvenir du traitement politique et administratif réservé à ce courrier ? Il avait été rédigé avant la séquence 2020-2022 et notamment avant le déport du garde des Sceaux au profit du Premier ministre s’agissant de la gestion de ces détenus » interroge Jean Félix Acquaviva.

« Cette demande n’a pas donné lieu au moindre signe positif » déplore maître Beaudoin, ces courriers ou ceux de la LDH sont restés sans suite et c’est pour lui « d’autant plus choquant que le ministre de la Justice était M. Dupond-Moretti, dont nous aurions pu espérer, puisqu’il avait été avocat et défenseur avec brio de nombreux détenus ». Le président de la LDH parle même de « silence méprisant ».

« En vérité, les choses n’ont vraiment fondamentalement changé qu’à la suite du drame qui a touché Yvan Colonna. Il a fallu attendre cela » se désole encore maître Beaudoin, « dans l’histoire des États, en particulier de la France, ce n’est pas nouveau – je pense par exemple à la Nouvelle-Calédonie. Il faut attendre que la situation explose pour que l’État prenne les choses en mains. »

« Au bout de dix-huit ans, la période de sûreté étant expirée, le réexamen de la situation devenait un droit, et envisager le rapprochement constituait une demande a minima. Il aurait pu en effet être demandé de passer au processus suivant, celui que connaissent actuellement Alain Ferrandi et Pierre Alessandri » dit le président de la LDH.

Sur « l’immixtion du PNAT » dans la question du transfert en QER de Franck Elong Abé, maître Beaudoin confirme : « ce n’est en effet pas le rôle du PNAT d’intervenir en matière post-sentencielle ainsi qu’il l’a fait. Ce faisant, il est sorti de son rôle. L’évaluation du placement dans un quartier quel qu’il soit n’est normalement pas de son ressort. Cela montre à quel point – et c’est ce que nous dénonçons dans le fonctionnement de la justice antiterroriste – on sort d’un cadre de fonctionnement normal pour se placer dans celui du “péché originel” que nous avons dénoncé dès le début, à travers un rapport dans lequel nous écrivions que la législation antiterroriste française était, de mémoire, “la porte ouverte à l’arbitraire”. C’est de cela qu’il s’agit : le PNAT est sous la coupe du politique » conclue maître Beaudoin qui considère également que l’administration pénitentiaire aurait dû passer outre. Et il faut découvrir pourquoi ça n’a pas été le cas. •

F.G.

 

* Fichier Genesis : créé en 2009, c’est un logiciel de traitement de données sur les détenus. Y sont consignés toutes les informations sur la détention (décisions de justice, modalités de la détention, comportements du détenu, prise en charge sanitaire, incidents durant la détention…). Il est notamment utile au juge d’application des peines.