En politique il y a trois temps : celui du projet que l’on porte, celui de la politique que l’on mène, et celui du changement que l’on réalise enfin.
Le temps du projet est toujours optimiste : comment faire passer une idée si l’on n’y croit pas soi-même, au point de pêcher fatalement par excès d’optimisme ? Tel était le contexte de 2016, quand les nationalistes nouvellement élus ont voté en faveur d’une compagnie régionale maritime. Puis vient le temps des réalités où on se confronte aux situations concrètes, et aux obstacles que l’on avait ignorés ou minimisés. C’est le temps que nous traversons après cinq années marquées par les contrecoups judiciaires de pratiques sur lesquelles il fallait tourner la page. Viendra ensuite, une fois la situation stabilisée, le temps des réformes auxquelles nous sommes attachés, mais qui doivent, pour être menées à bien, rencontrer un contexte favorable. Ce n’est manifestement pas le cas aujourd’hui, quand, à peine sortis d’une condamnation-massue dans le contentieux Corsica Ferries, nous sommes exposés à de nouvelles procédures. Repousser n’est pas renoncer et la Corse n’abandonne pas le projet d’une compagnie régionale maritime. Il viendra en temps et heure.
Il fallait repousser et c’était le seul choix raisonnable. Le projet d’une compagnie régionale maritime est intrinsèquement lié à la poursuite d’un service public maritime entre le continent et la Corse. Or c’est cette réalité de la continuité territoriale qui est remise en cause aujourd’hui, notamment par ceux qui portent les procédures au nom du droit de la concurrence dont la Commission Européenne est le garant institutionnel.
Tant que n’est pas défini et stabilisé un modus vivendi entre la Collectivité de Corse et tous ceux qui interviennent dans le dossier, État français, Commission européenne et même, autant que possible, acteurs privés de la desserte, un tel projet serait mort-né, et la Collectivité de Corse, qui est objectivement le maillon le plus faible économiquement, n’a pas les moyens d’avancer inconsidérément son projet en ne tenant pas compte des réalités.
La première réalité est que l’acquisition de bateaux par la Collectivité de Corse, et a fortiori leur exploitation via des sociétés d’économies mixtes, n’a de sens qu’à condition que les modalités de financement soient stables et garanties. Or, l’existence même d’un service maritime public est sur la sellette de plusieurs procédures en cours, et, même s’il a été amendé, les futures attributions seront elles aussi très probablement traînées devant les tribunaux. Un procès, on l’a vu récemment, peut être perdu et coûter très cher. Qu’en serait-il si en plus il fallait supporter le préjudice d’acquisitions prématurées de bateaux devenus inutiles qui seraient alors revendus à perte ?
L’autre réalité est que la viabilité du modèle économique actuel n’est pas possible sans validation définitive de son mode de financement. Celui-ci coûte à l’État 189 millions d’euros par an, et il y a toujours eu à Bercy et à la Cour des Comptes une armée de fonctionnaires pour le trouver trop coûteux. Et il fait tiquer la Commission européenne qui lui reproche d’avoir entretenu des « combinats » dignes de l’ère soviétique, au détriment de compagnies privées qui, comme Corsica Ferries, ont objectivement souffert durant de longues décennies d’une concurrence déloyale. Sans compter les autres États européens, notamment l’Espagne pour les Baléares et l’Italie pour la Sardaigne, qui sont sous la pression des gouvernements insulaires qui demandent des enveloppes territoriales équivalentes à celle de la Corse. Tous ignorent, ou feignent d’ignorer, qu’elle était en fait davantage une aide au port de Marseille et à ses monopoles qu’à la Corse. Cela leur permet de mieux revendiquer pour leur propre compte. La conséquence est qu’il y a autour de cette continuité territoriale corse une coalition d’approches négatives qui fait qu’elle est encore menacée. Lancer la compagnie régionale dans ce contexte, avant de l’avoir clarifié et stabilisé, aurait été déraisonnable. La délégation de service public qui a été lancée pour la nouvelle période de sept années a été négociée avec les services de Madame Vestager, la Commissaire Européenne en charge du dossier.
L’Assemblée de Corse a eu raison d’en lancer l’appel d’offres, dont l’issue, y compris au bout des recours qui ne manqueront pas d’être lancés, clarifiera l’avenir de la continuité territoriale corse.
La majorité absolue de Gilles Simeoni a été un précieux rempart contre les surenchères politiciennes qui ont fleuri lors du débat, notamment venant de la part de ceux qui il y a quelques mois à peine, menaient les discussions à Bruxelles et savaient donc très bien à quoi s’en tenir. •