L’enfance ne devrait-elle pas être la priorité parmi les priorités de toute société ? Et parmi elle plus encore, l’enfance en situation de détresse sociale ne devrait-elle pas mobiliser toute notre attention ? C’est en théorie ce qui est prévu par l’État. Un service lui est dédié, l’Aide Sociale à l’Enfance, relevant des départements*. Mais, comme toute administration, et plus généralement, comme tout fonctionnement humain, les règles, les procédures, la mobilisation des services, finissent par céder aux difficultés quotidiennes, aux défaillances des contrôles, aux restrictions budgétaires, aux négligences et au manque de compétences de toutes sortes… In fine, trop souvent, un certain lascia corre prend le dessus, les différents acteurs se renvoyant la responsabilité de situations qui, à force de subir l’abandon, voire le jemenfoutisme d’élus qui se concentrent peut-être sur des actions électoralement plus porteuses, finissent par devenir catastrophiques. Les victimes sont des enfants ou des adolescents déjà en situation de grande fragilité. On a du mal à croire que cela peut exister en France. Et pourtant ! Une enquête d’Ophélie Meunier pour M6 dans l’émission « Zone Interdite » était diffusée le 16 octobre dernier sur les défaillances de l’Aide Sociale à l’Enfance avec des révélations épouvantables. Délinquance, prostitution, enfants parqués dans des hôtels insalubres, mise en danger et grande détresse psychologique, le reportage laisse un profond malaise.
Il y a trois ans, Ophélie Meunier s’était déjà emparée du sujet et son reportage avait fait grand bruit, entraînant le gouvernement à réagir. Elle avait enquêté dans plusieurs foyers, dévoilant les conditions d’abandon dans lesquelles les enfants placés se trouvaient : « des jeunes livrés à eux-mêmes, déscolarisés, dans des foyers délabrés », des éducateurs « dépassés, parfois violents ».
Parmi les départements visés, la Seyne Saint-Denis avait annoncé un grand plan de rénovation de 27 M€. Trois ans plus tard, M6 revient sur les lieux de ce premier reportage dans une autre « enquête choc » avec de nouvelles révélations sur les défaillances persistantes du système, conduisant à de la « maltraitance institutionnelle ». « Pendant plus d’un an, nous avons pénétré dans ce monde déconcertant qui peine parfois à protéger les enfants, et expose certains d’entre eux à de nombreux dangers » constate Ophélie Meunier.
170.000 enfants placés par an
Chaque année, 170.000 enfants sont placés en France. C’est-à-dire ôtés (provisoirement ou définitivement, du fait d’un provisoire qui dure) à la responsabilité de leurs parents, dangereux pour eux ou dans l’incapacité de subvenir à leurs besoins vitaux.
Il ne s’agit pas dans le reportage (ni le présent article) de faire le procès de personnels et de familles d’accueil dévoués qui donnent plus que de leur temps et souffrent eux aussi d’une situation tendue. S’il y a de mauvais éducateurs ou fonctionnaires, la plupart font leur boulot avec les moyens du bord et une véritable vocation sociale. L’objet de ce reportage est de mettre l’accent sur ce qui ne va pas dans le fonctionnement général de l’Aide Sociale à l’Enfance. De retour au foyer de la Seyne Saint Denis visité il y a trois ans, les locaux sont effectivement rénovés, mais le fonctionnement n’a pas changé : « des ados en roue libre… livrés à eux-mêmes ces garçons se retrouvent mêlés à toutes sortes de trafic… Les filles, elles, qui ont entre 14 et 17 ans sont des proies pour les proxénètes ». Sur les 12 enfants placés, un seul va en cours… Les autres vont « faire le chouf ». Ils dealent sans que personne n’intervienne… « Sans le cadre de l’école, les ados partent à la dérive » dit le reportage. Zone Interdite laisse défiler les témoignages d’éducateurs impuissants et d’enfants en déshérence.
« L’ASE manque de place et nous avons découvert une réalité (…) sombre pour beaucoup de ces enfants » dit Ophélie Meunier. Quand elle ne sait plus où les mettre, elle les place à l’hôtel… « 10.000 mineurs y sont logés dans des conditions indignes… Des ados de 14-15 ans cloîtrés dans des chambres sordides. Ils y vivent pendant des mois, voire des années… Face à la détresse de ces gamins cassés, certains éducateurs sont totalement désabusés. »
« C’est quelque chose sur lesquelles je ne me suis pas engagé en tant qu’éducateur » témoigne l’un d’eux.
Un manque d’effectifs chez les éducateurs
Aucun département n’a accepté d’ouvrir les portes de ces hôtels à M6, une journaliste se fait alors passer pour une éducatrice : l’ASE en manque d’effectifs recrute par le biais d’une agence intérim… « Aucune expérience, mais après un simple entretien, on lui confie la charge de deux jeunes filles » ! Elle découvre un monde de détresse, de violence, d’abandon… Deux éducateurs diplômés veillent jour et nuit sur les enfants. L’un d’eux confie « je suis brisé… détruit… au niveau institutionnel c’est un scandale ».
Ainsi, le cas de Camille qui « passe la plupart de son temps dans (une) chambre de 9 m2… l’humidité a décollé les papiers peints, rongé la peinture des canalisations ». Un univers qui se réduit encore, les éducateurs décident de condamner avec une armoire la fenêtre de sa chambre, car elle est suicidaire. « On ne peut même pas aérer »… déplore la journaliste infiltrée… L’éducateur explique craindre un geste de désespoir de la jeune fille de 15 ans. Camille se réfugie dans la nourriture, prend du poids, l’ASE lui offre 7 € par jour. Elle n’a pas vu sa référente (du département) depuis des mois et réclame inlassablement vouloir quitter l’hôtel, retourner en foyer. Mais il n’y a pas de place. Sa référente finit par arriver, c’est seulement la troisième fois en un an. Elle s’exaspère, lui répond « j’ai aussi une vie » pour expliquer qu’elle ne peut pas s’occuper d’elle. Camille veut sortir, l’éducateur la retient en la plaquant au sol, l’oblige à rester dans sa chambre… « Ce n’est pas de la maltraitance… elle est irrécupérable… si tu ne mets pas une soupape, elle ne se sent pas en sécurité » explique-t-il. Les images sont dures. « Des jeunes filles comme Camille, il y en a partout dans les hôtels parisiens » dit un autre éducateur qui dénonce la « maltraitance institutionnelle » entraînant le désespoir des enfants et leur violence.
La journaliste découvre ainsi Karima qui ne sort jamais de sa chambre. Des fois « on ne sait même pas si elle respire » disent les éducateurs. L’enfant est déscolarisée, « personne ne semble s’en préoccuper » déplore le reportage qui révèle : « Karima représente beaucoup d’argent », l’agence intérim ne veut pas qu’elle se plaigne à l’ASE. « C’est stupéfiant, le responsable nous demande de laisser l’ado en roue libre pour satisfaire le client » s’offusque le reportage qui montre des éducateurs fumer des joints…
« La cocotte-minute a fini par exploser », Karima agresse le réceptionniste de l’hôtel, elle est placée en garde à vue après avoir été emmenée menottée par la police…
Le comble, dit le reportage, c’est que chaque placement à l’hôtel représente un « gouffre financier pour l’ASE », entre 300 et 500.000 € par an. « Pour Camille, c’est 1500 € par jour. Comment l’ASE justifie-t-elle de la laisser vivre et grandir dans de telles conditions ? »
L’élue en charge de la protection de l’enfance à la mairie de Paris, interrogée, découvre la situation, ne semble pas informée du fonctionnement des services… ne croit pas ce qui lui est affirmé, dit qu’elle va enquêter… Pourtant, « les rapports existent » lui démontre le journaliste.
La bonne nouvelle, c’est que Camille quittera finalement l’hôtel pour intégrer un foyer suite au passage des journalistes…
Des défaillances du côté des familles d’accueil
« Du côté des familles d’accueil, notre enquête montre aussi de graves défaillances » dit encore Ophélie Meunier. Les journalistes se font passer pour un couple souhaitant accueillir des enfants en répondant à une annonce de recrutement sur internet pour des placements pour les vacances… Ils louent une maison à la campagne et déclarent être lui banquier, elle femme au foyer, sans autre précision. Aucun contrôle d’identité, encore moins de vérification du casier judiciaire, « nous aurions pu disparaître avec ces enfants » s’offusquent-ils. Le « couple » se propose d’accueillir 2 enfants, la responsable de l’association agréée Jeunesses et Sports qui place des enfants pour l’ASE, lui en suggère 4 et pour le long terme, ce qui est illégal. Pour les convaincre, elle annonce 55 € par jour et par enfant, 1700 € par mois, « en accueillant six enfants, ces familles peuvent gagner jusqu’à 10.000 € par mois » leur dit-elle. « Et vous n’avez pas peur qu’ils fassent ça juste pour l’argent ? » interroge le faux couple, la prestataire convient… Elle dénonce l’ASE qui lui a confié cette mission : « À partir de 16h vous n’avez plus personne. Ce sont des gens qui ne sont pas sur le terrain… »
« Effarante révélation » dit le reportage : « l’ASE ignorerait tout du sort de ces enfants une fois placés dans ces familles. Ces dernières d’ailleurs non plus ne savent rien de ces gamins ».
Une administration dépassée
Bref, la caméra cachée révèle des méthodes qui témoignent d’une administration dépassée, sans solution, prête à tout pour parvenir à placer des enfants.
Formation obligatoire, entretien avec des psychologues, casier vierge, tout est pourtant réglementé. Dans les faits, cela n’est pas toujours le cas. « Un détournement de la loi que dénonce » un rapport de 2020 de l’inspection des affaires sociales. Le Conseil départemental du Loiret, interrogé, « plaide l’ignorance ». « C’est un vrai scandale » dit son président. Pourtant, la présidente de l’association, face cette fois aux journalistes, avoue : « on n’a pas le droit de le dire, tout le monde le sait qu’ils placent les enfants un petit peu partout (…) il y a plein de situations où les familles n’ont pas l’agrément ».
« À notre grande surprise, conclut le reportage, le Loiret va continuer à lui confier des enfants », estimant qu’il n’y avait ni carence, ni négligence de l’association !
« Ce qui fut longtemps un pilier de la protection de l’enfance est (…) en crise » résume M6. Multiplication des scandales d’enfants mal placés, viols, maltraitances, les procès sont nombreux… Lina placée durant quatre ans avec sa petite sœur en porte encore les séquelles. Son témoignage est insupportable…
Un couple victime dans le Nord raconte l’histoire de cet adolescent de 15 ans fortement perturbé qui leur a été confié sans aucun soutien. Malgré de multiples signalements, par courriers, par appels téléphoniques, aucune réponse, ils sont livrés à eux-mêmes face à cet enfant incontrôlable… Le drame survient, un soir il assassine leur petite fille de deux ans et demi, poignardée à 22 reprises. L’ado a été condamné à 8 ans de prison, mais la référente ASE totalement absente a conservé son poste. La responsable de l’ASE interrogée par les journalistes « ne reconnait aucune défaillance de ses services dans cette affaire » et rétorque, stupéfiant les journalistes : « La réponse est qu’est-ce qu’on en fait de ces enfants-là ? C’est quoi votre solution ? »
Après l’affaire, le département a mis en place une plateforme où les familles peuvent désormais joindre 24h/24 des responsables en cas d’urgence.
Il y a pourtant des familles d’accueil idéales…
Il y a pourtant des familles d’accueil idéales… mais trop ! Retirés à leurs parents sur décision de justice, ces enfants ne doivent pas perdre de vue qu’ils ont des parents biologiques, même si ceux-ci les maltraitent ou sont dans l’incapacité de les éduquer, parfois pour toujours. L’administration veille parfois plus à cette réalité qu’à celle des enfants en détresse. On peut reprocher au reportage le fait de ne pas avoir abordé cet autre volet d’enfants abusivement placés, enlevés à tort à leurs parents qui ne parviennent pas à les récupérer. Les parents biologiques ont des droits. Mais entre ces deux extrêmes, l’administration et le système judiciaire sont défaillants pour trouver un juste équilibre, exercer de bons contrôles, faire les bons choix. Ces dysfonctionnements produisent des souffrances. Les enfants témoignent, « j’ai jamais été aimée autant que là », disant de leur retour à la maison « c’est l’enfer ». Et la règle imposée pour les familles d’accueil de rester dans « le cadre du travail » conduit aussi à des souffrances. Un couple témoigne : les enfants dont ils avaient la charge leur ont été brutalement enlevés sans explication. C’est pendant un rendez-vous avec l’ASE qu’ils sont retirés de l’école, notamment une petite fille maltraitée dès sa naissance qui s’était épanouie avec eux, ils s’y étaient très attachés ; le couple n’aura même pas pu lui dire aurevoir… On lui reprochait « d’être trop investi ». Et que dire de l’enfant, qui se sera sentie abandonnée une deuxième fois !
Qui est responsable ?
Pourquoi y a-t-il autant de dysfonctionnements ? Qui est responsable ? interroge Ophélie Meunier. L’ASE est confrontée à un manque de place, « c’est une hémorragie » révèle-t-elle. « Âgé en moyenne de 55 ans, près de la moitié des familles d’accueil partiront à la retraite d’ici 5 ans… cette pénurie est dévastatrice… de nombreux enfants sont oubliés dans des logements sordides, ou confiés à n’importe qui »… De même, « la plupart des foyers sont en sous-effectif, car il y a une immense pénurie d’éducateurs qualifiés », explique encore le reportage, « de moins en moins de jeunes diplômés ont envie de travailler les week-ends et la nuit avec des ados difficiles, pour un salaire de 1300 € net par mois ». Le président de la Seyne Saint-Denis explique qu’il a signalé les problèmes des trafics de stupéfiants ou de proxénétisme au procureur de la République, « pour demander des interventions ». Mais la justice ne bouge pas.
Bref, « c’est tout un système qu’il faudrait revoir » dit le reportage. « 8 milliards et demi d’euros sont pourtant dépensés chaque année, un système opaque, où chaque département gère comme il l’entend sa propre protection de l’enfance ».
La ministre de l’Enfance choquée par ces révélations
La ministre de l’Enfance, interrogée à la fin du reportage, se dit choquée par toutes ces révélations et annonce un plan d’action. Désormais le placement des enfants dans des hôtels sociaux par exemple est interdit. Mais, avoue la ministre « il faut un petit temps d’adaptation ». Il faudra attendre 2024, plus d’un an pour les voir disparaître. Elle annonce des renforts sur les équipes de contrôle, sur les formations d’éducateurs, comme auprès des services de justice… Mais faudra-t-il un troisième reportage pour en être persuadé auprès d’un autre ministre ? C’est une réforme en profondeur du fonctionnement des ASE en France dont l’enfance en difficulté a besoin.
M6 conclut quand même sur une situation heureuse, la famille d’accueil qui, après avoir perdu son agrément durant plus d’un an pour avoir soi-disant donné trop d’amour aux enfants, se voit à nouveau confié, sans autre explication, des enfants qui grandiront dans le cadre normal d’une famille aimante et attentionnée. D’autres n’auront pas cette chance. •
Fabiana Giovannini.
* En Corse, l’ASE relève de la Collectivité de Corse.