Colloque de la Coordination inter-associative de Lutte contre l’Exclusion

Pour « une Corse moins pauvre demain »

La quatrième édition du colloque contre la précarité, organisé par la Coordination inter-associative de Lutte contre l’Exclusion*, se tenait à Aiacciu le 16 octobre dernier. Une salle comble pour parler du comble de nos sociétés modernes : de trop nombreuses personnes, encore aujourd’hui, ne mangent pas suffisamment à leur faim, ne peuvent se loger dignement, renoncent à se soigner, sont de plus en plus en situation d’exclusion, voire s’excluent eux-mêmes, ne trouvant pas leur place ou n’ayant plus assez de force pour résister à cette chute vers l’abîme. La Corse est la région qui compte en France le taux le plus important de personnes précaires. Il faut en sortir.

 

 

Encore une fois, la CLE réussit le tour de force de réunir les acteurs de l’aide aux plus démunis, institutions, organismes et travailleurs sociaux, associations. À noter la présence dans le public de Son Éminence le cardinal François Xavier Bustillo, la conseillère exécutive Bianca Fazi, la présidente du CESEC, Marie-Jeanne Nicoli, la directrice de l’ARS, Marie-Hélène Lecenne, le commissaire à la lutte contre la pauvreté auprès du préfet de Corse, Didier Medori. Également représentés l’église réformée de Corse, la Collectivité de Corse, députés et sénateurs. De nombreux élus présents, des acteurs de terrains, de jeunes lycéens du lycée Fesch, et toutes celles et ceux qui œuvrent au quotidien pour faire reculer ce fléau.

Au total, pas loin de 250 personnes… « Toute une armée » pour le Dr Pernin, mais « une armée qui s’ignore » tant ce potentiel de bonne volonté, d’implications, de pouvoirs de décision et d’action, reste encore collectivement mal exploité.

 

Organisé dans le cadre de la Journée mondiale du refus la misère, le colloque était centré sur le lien avec les problématiques planétaires du réchauffement climatique et des crises multiples en passant par la nécessaire autonomie alimentaire et énergétique, ou la lutte pour un meilleur accès aux soins ; avec pour intervenants Jean-Philippe Pernin, responsable d’enseignement à l’université inter-âges du Dauphiné, co-président de l’Association de préfiguration de la maison de l’anthropocène de Grenoble ; François Casabianca, ingénieur agronome, membre du CESEC ; Hyacinthe Choury, secrétaire général du Secours Populaire de Corse ; Georges Guironnet, fondateur de SOLECO, membre de Negawatt et défenseur de l’Architecture frugale ; Laurent Papazian, réanimateur au centre hospitalier de Bastia et ancien chef de service de réanimation à l’hôpital Nord de Marseille.

Cécile Masera, facilitatrice graphique, a synthétisé les échanges dans une grande fresque à mesure qu’avançaient la réflexion, et donné ainsi une vue d’ensemble des problèmes et des solutions préconisées pour en sortir.

Stéphane Usciati, journaliste, avait la charge d’animer les débats.

 

« Nous sommes une nouvelle fois convoqués par la misère… la pauvreté nous a déclaré la guerre. » En ouvrant sur ces mots, le Dr François Pernin affiche toute la détermination qu’on lui connaît. En suivant la métaphore de « l’armée qui s’ignore », il vise juste : la Corse ne manque pas d’intelligence et de bonnes volontés pour agir, mais tout simplement peut-être d’un meilleur travail en commun. « Ce qu’on demande aux politiques, ce n’est pas de faire l’impossible, c’est de savoir orchestrer » assène-t-il inlassablement. Son message tient en quatre point :

1/ « La pauvreté n’est pas une fatalité, elle a ses causes », reprenant une phrase du Père Joseph Wresinski de la Fondation Abbé Pierre : « la misère est l’œuvre des hommes, seuls les hommes peuvent la détruire ». Ce qui signifie que nous avons le pouvoir d’agir !

2/ « Les pauvres ne sont pas responsables de leur sort ». Le croire est terriblement injuste et ouvre aux pires indifférences.

À l’exemple du drame des migrants en Méditerranée…

3/ « On ne convoque pas les principaux experts de la situation » : les pauvres doivent être associés à la réflexion et à la mise en œuvre des politiques qui les concernent.

4/ Enfin, « la pauvreté est un problème politique majeur ». « Elle touche 12 à 15 millions de personnes en France, diminue l’espérance de vie, 13 ans en moyenne, mobilise des budgets phénoménaux et provoque une économie parallèle… Il faut que la politique s’en mêle » martèle le Dr Pernin.

Les intervenants vont s’empresser de l’étayer chacun à leur tour avec pertinence.

 

 

Jean Philippe Pernin alarme sur la multiplication des phénomènes extrêmes liés au dérèglement climatique et à la multiplication des crises humanitaires : migrants, crises économique et sociale, sanitaire avec le Covid, mais aussi géopolitiques avec la situation en Ukraine ou au Moyen-Orient. Augmentation continue des précarités au niveau alimentaire, sanitaire, énergétique, du mal-logement, des transports : il faut avoir une meilleure connaissance pour une meilleure prise de conscience, nous dit Jean Philippe Pernin.

« Le rythme du réchauffement actuel n’a jamais été aussi important et surtout extrêmement rapide » alerte-t-il. La théorie du Donut décrit « notre marge de manœuvre de jouer de toute urgence entre un plafond environnemental, ne pas dépasser les limites de façon irréversible, et un plancher social en termes de santé, nourriture, eau, revenu, éducation, etc. »

Dans un rapport intitulé « Terre pour tous », le Club de Rome qui regroupe scientifiques, industriels, économistes propose d’agir dès à présent sur cinq leviers : 1/ mettre fin à la pauvreté, 2/ s’attaquer aux inégalités flagrantes, 3/ renforcer l’émancipation des femmes, 4/ refaçonner un système alimentaire sain, 5/ opérer une transition vers les énergies propres.

« Il y a des moyens de décliner cette approche dans chaque territoire » invite encore Jean Philippe Pernin pour qui la Corse est un bel exemple à étudier.

 

« Se nourrir est un droit » rappelle François Casabianca, un droit « à une alimentation saine, équilibrée, culturellement appropriée ». Or la Corse est « en grande dépendance alimentaire, 4 % environ d’auto-approvisionnement ».

Pour réduire la pauvreté il faut donc produire localement, combattre « la malbouffe », se réapproprier « la diète méditerranéenne » perdue en nous détournant de notre économie de montagne : huile d’olive, fruits et légumes frais, légumineuses… laissant la place à une consommation de viande rouge en excès, facteur avéré de maladies cardio-vasculaires et d’aggravation des émissions de gaz à effet de serre !

Renouer avec nos racines est « un objectif politique majeur ». François Casabianca appelle à un « riacquistu alimentaire », ce qui suppose une véritable production maraichère. De même, il faut impliquer les citoyens par « l’autoproduction de potagers et de basse-cours, de jardins partagés », développer les circuits courts, la vente directe, réduire les intermédiaires pour réduire les marges, créer des plateformes numériques, veiller aux prix à la consommation et aux effets pervers de la continuité territoriale sur le fonctionnement du marché pour favoriser les productions locales. Il plaide pour l’expérimentation de nouveaux dispositifs comme la sécurité sociale alimentaire, permettant l’achat de fruits et légumes frais dans des épiceries solidaires, ou comme le Marché d’intérêt national, dispositif fiscal pour regrouper l’offre régionale et la rendre plus compétitive, notamment pour la restauration collective et les associations d’aide alimentaire. 10 préconisations remises auprès de la Collectivité de Corse par le CESEC.

« Nos politiques devraient se préoccuper de façon plus directe de la question alimentaire » plaide encore François Casabianca. « Je ne dis pas qu’il n’y a pas de préoccupations, mais je pense qu’il faudrait aller beaucoup plus loin… on a besoin d’une politique alimentaire territoriale ».

 

Hyacinthe Choury alerte sur « l’aggravation de la pauvreté en Corse », « on fait partie du monde mais en pire ». « En pire » c’est le coût de la vie plus élevé qu’ailleurs, les handicaps de l’insularité non compensés, le vieillissement de la population, des revenus bien moindres que sur le Continent.

Les chiffres sont alarmants : « parmi les familles accompagnées par le Secours Populaire, entre 2019 et 2023 on est passé de 1264 à 2134 familles ». C’est le drame dans le rural profond, auprès des familles monoparentales, des étudiants, des retraités… et, fait nouveau qui prend de l’ampleur, « les travailleurs pauvres » alerte Hyacinthe Choury, conséquence directe de la crise.

« Face à cela, il est indispensable d’améliorer l’aide sociale » même s’il souligne les efforts de la Collectivité et des organismes sociaux, « cela ne suffit pas ». Il appelle à une adaptation des règlements sociaux à nos réalités (coût de la vie, difficulté de transports). « Les Corses ne sont pas égaux aux autres ! » se désole-t-il.

Bref, il faut une vie moins chère et plus de moyens. S’attaquer notamment aux gros postes de dépenses des familles que sont l’alimentaire, l’énergie, le logement.

 

 

Pour Georges Guironnet, l’énergie est un élément clé de la résolution des problèmes. Mais pour sortir d’un trou, il faut commencer par arrêter de le creuser !

La solution : « construire les chemins de l’autosuffisance ». Et vite !  L’augmentation des besoins en énergie va croître de +35 % d’ici 2050 : la population s’accroît, les besoins aussi, les coûts des énergies carbonées explosent. Elles représentent l’essentiel de notre énergie consommée, 86 % tous usages confondus pour 14 % seulement pour les énergies renouvelables… c’est tout dire.

Pourtant « l’éléphant est dans le salon ! », s’exclame Georges Guironnet : le soleil brille 300 jours par an ! Il alerte sur l’importation par câble, son coût exponentiel, son origine nucléaire, « l’énorme problème du démantèlement »… alors qu’on peut développer les EnR « de manière extrêmement importante si on les stocke ! »

Et il y a une solution déjà expérimentée à Vignola : l’hydrogène ! « C’est LA solution pour à la fois stocker et déplacer de l’énergie » à condition de s’y mettre vite. « Partout en Europe se créent des giga-factory de plusieurs dizaines d’hectares, pour produire des électroliseurs – l’outil qui permet de transformer l’électricité solaire en hydrogène – et des piles à combustibles – l’outil qui permet de transformer l’hydrogène en électricité. »

« Si on laisse les grands lobbies s’accaparer la gestion de l’hydrogène et de la mobilité… tout va se développer sans nous ! » prévient Georges Guironnet qui appelle à la mise en œuvre d’un « modèle économique partagé », associant Collectivités, habitants, acteurs locaux, avec de l’investissement local et une maîtrise locale, « pour s’affirmer dans le domaine de l’énergie… au bénéfice des plus pauvres, par la création d’emplois et par un coût de l’électricité maîtrisé. »

 

Laurent Papazian appelle à la création d’un CHU pour lutter contre la précarité sanitaire. Les arguments ne manquent pas : vieillissement de la population, démographie déclinante du corps médical, inégalité d’accès aux soins (20 % des soins sont réalisés hors de Corse), très faible taux de ratio lits d’hospitalisation par habitant, inégalité d’accès aux études supérieures, pour Médecine comme pour les formations infirmières ou paramédicales…

Et les atouts sont nombreux : l’université avec sa première année de Médecine, des hôpitaux à mettre en réseau, un CHU n’étant pas un établissement sur un seul site mais « un moteur pour la mise à niveau des établissements dont on dispose » précise Laurent Papazian. Nul besoin de se disputer donc sa localisation. Autre atout : des médecins hospitalo-universitaires à rapatrier en identifiant les spécialités « en souffrance », en conventionnant avec d’autres CHU comme Marseille ou Nice, des équipes de chercheurs à constituer, une nouvelle dynamique avec l’installation récente de trentenaires.

Deux tiers des étudiants ayant fait leur première année de Médecine en Corse sont intéressés pour avoir une activité dans le CHU de Corse. Et 70 % de ceux qui ont obtenus leur diplôme seraient prêts à y exercer ! Laurent Papazian prône une montée en charge universitaire : des dossiers ont été déposés au ministère pour obtenir la seconde et la troisième année de Médecine à Corti. Même chose pour les formations paramédicales, autant d’appels entendus par l’Exécutif de Corse, confirme Bianca Fazi qui présentera un rapport devant l’Assemblée.

Concernant la recherche, des projets sont déjà en route. « C’est un vecteur d’emplois directs au sein d’unités de recherche » dit Laurent Papazian, et indirects par la création de start-up. C’est dire si un CHU ouvre de nombreuses perspectives de développement ! Sans parler de l’accès aux soins grandement amélioré, la lutte contre le renoncement aux soins et les retards de diagnostics, explique Laurent Papazian qui estime à plusieurs centaines les patients à Bastia en attente d’actes chirurgicaux.

 

« Nous sommes là pour témoigner que la pauvreté augmente. Ces chiffres de l’Insee qu’on a tous les ans avec trois ans de retard nous le montrent. Cela prouve bien que ce que l’on fait n’est pas suffisant » conclut le Dr Pernin, qui poursuit son objectif : « Fédérer les talents pour que la pauvreté recule, rassembler tous les acteurs autour d’une véritable stratégie contre la misère, faire sa part. »

Fabiana Giovannini.

 

* La CLE regroupe 15 associations humanitaires : A Fratellanza, Avà Basta, Avà Simu, Croix-Rouge, Fraternité du Partage, Falep, Falepa Corsica, Entraide Protestante, Hors Normes, Les Uns Visibles, Médecins du Monde, Présence Bis, Restos du Cœur, Secours Catholique, Secours Populaire.