La question du droit à se loger et des entraves mises par la spéculation foncière et immobilière est un sujet transversal à toutes les régions à forte identité en France, soumises de par leur attrait à un tourisme prédateur. Ce n’est pas pour rien que la proposition de loi Jean Félix Acquaviva pour tenter de freiner ces phénomènes, trouve un écho à l’Assemblée nationale (projet de loi adopté à l’unanimité en première lecture en février 2022, contre l’avis du gouvernement). Après la Corse, le Pays Basque et la Bretagne s’en sont emparés. Mais c’est un sujet qui préoccupe aussi fortement la Savoie, la Catalogne, la Provence. La Fédération Régions & Peuples Solidaires en débattait en août dernier lors de son congrès à Aix-les-Bains. Après Biarritz en septembre 2021, après Ploemeur en février dernier, Vannes accueillait un nouveau débat sur ce thème ce 12 novembre. Cette fois organisé par le groupe autonomiste Breizh-al-Gleiz à la Région Bretagne. J’y étais conviée à exposer la situation de la Corse.
Breizh-al-Gleiz est un groupe constitué des quatre élus de l’Union Démocratique Bretonne (UDB), qui adhère à la Fédération R&PS, et de deux élues du mouvement fondé par le sénateur écologiste Ronan Dantec, Ensemble sur nos régions (ENST), qui défend des valeurs sociales et écologistes. Ce groupe de six élus s’est déjà distingué en faisant adopter par la région Bretagne (à la quasi-unanimité moins le Rassemblement National) une résolution en faveur d’un statut d’autonomie pour une Bretagne réunifiée. Les six élus savent donc se faire entendre et ils ont pris à bras le corps la problématique du logement, à la suite de l’UDB qui prône un statut de résident sur les traces de la revendication corse.
Comme en Corse, « les prix explosent à la location comme à l’achat en Bretagne et de nombreux résidents ne trouvent pas à se loger » dénonce l’UDB. « 330.000 logements sont vides neuf mois sur douze. Il s’agit de résidences secondaires. Et il y en a de plus en plus ! On pourrait y loger 660.000 personnes sans problèmes, plus que la population du département des Côtes d’Armor ! Il faut aussi compter avec la location de courte durée qui nous retire chaque année des logements de petite taille du marché de la location » expliquent encore nos amis bretons.
Trois tables-rondes pour cerner le débat.
La première table ronde était animée par Valérie Tabart (élue ENST) sur le thème : « Quelles évolutions récentes sur le logement ? », de la production de logements à la régulation du marché ou l’amélioration de l’habitat. Pour en débattre, Aurélie Mézières, maire de Plessé et vice-présidente du réseau Bruded qui regroupe des communes et élu(e)s en cherche d’alternatives pour un développement durable ; Véronique Deschamps et Franck Rolland du collectif Saint-Malo, j’y vis… j’y reste ! ; Gaël Robin, conseiller municipal à Guingamp, membre du collectif Tregor-Goëlo-Argoat Zone tendue ; et Vincent Aulnay, du collectif Paris vs AirBnB.
Véronique Deschamps conte les ravages du système AirBnB. Personnellement touchée en 2016, alors qu’elle vit à St-Mao depuis 43 ans, elle découvre que son « adresse est devenue une destination touristique ». « Ma vie a radicalement changé » témoigne-t-elle. Va-et-vient incessants, insécurité, agressions, vandalisme, menaces… elle interpelle les autorités, rien n’y fait. Elle finit par porter plainte contre sa propriétaire : six ans de bataille judiciaire avec le soutien de personnes qui vivent la même « souffrance ». Elle écrit aux Malouins, fait du porte-à-porte pour interpeller sur « la transformation de la ville et les conséquences que peut avoir le phénomène AirBnB » : « C’est devenu un business. Pour palier au propriétaire absent, des gens qui ont les moyens achètent le parc immobilier, le remettent entre les mains d’une conciergerie, voire d’une boîte à clés. On voit la ville se vider, perdre son identité ». Avec Franck Roland, ils engagent d’autres villes à mener la même bataille et reprendre le slogan « j’y vis, j’y reste ». Leur action a provoqué une prise de conscience et remporté des victoires devant le tribunal administratf. La ville a pris des délibérations pour limiter le taux de locations de courte durée. Mais c’est une croisade du « pot de terre contre le pot de fer ». « Quel développement économique on veut pour nos villes ? Est-ce que c’est uniquement le tourisme, et on creuse notre tombe quelque part puisqu’on aura qu’une activité monolithique. Ou est-ce qu’on essaie de maintenir la pluralité d’activités ? » interroge Franck Rolland.
Vincent Aulnay, du collectif Paris vs AirBnB alerte sur les vices du système pour parer les contrôles : faire signer un bail commercial aux propriétaires permet aux investisseurs de jouir d’un vrai business. Cette astuce « extrêmement répandue », alerte-t-il, permet de contourner certaines mesures comme la compensation de changement d’usage. « Ainsi ils peuvent louer 10 appartements à Versailles par exemple sans être soumis à la compensation puisqu’il y a 10 propriétaires différents. » Quant à la gestion, ils utilisent un logiciel qui automatise les annonces et gère toutes les étapes d’une réservation. Ce qui réduit les coûts. Comble, il existe des formations « remboursées par Pôle Emploi ! » pour expliquer comment procéder, dénonce encore Vincent Aulnay.
Gaël Robin assène des chiffres : 523.029 logements inoccupés à l’année sur les cinq départements bretons (y compris Loire Atlantique) ! 63.000 logements indignes en région Bretagne (or Loire Atlantique). Des chiffres « encore sous-estimés » dit-il. Il dénonce l’absence de service d’hygiène pour contrôler la qualité des logements loués, explique comment « d’un simple coup de peinture » un loyer passe de 400 euros à plus de 600 ! Il prône l’encadrement des loyers et engage les communes et les communautés d’agglomération à expérimenter cette possibilité que leur offre la loi.
Aurélie Mézières, maire de Plessé en Loire Atlantique, commune de 5.400 habitants veut rendre plus accessible l’offre de logements, en réalisant un hameau en habitat léger, type yourte, « non spéculatif, plus écologique, notamment au niveau énergétique, démontable ». La commune met à disposition 7 000 m2 en zone U pour loger une douzaine de foyers. « Lieu de vie participatif », reposant sur une charte, le bail est accordé à un collectif d’habitants qui se partagent certains espaces communs (buanderie, lieu de réunion, parking, atelier, cuisine, salle à manger…)
Les échanges sont riches et révèlent que nombre d’élus et d’acteurs associatifs sont présents dans la salle : changement d’usage, logements des aînés, migrants et logements d’urgence, rénovation énergétique, droit de propriété, outils fonciers (EPF, bail réel solidaire), extension des zones tendues, équilibre entre résidences secondaires et résidences principales, respect des règles des baux précaires, ou étudiants, utilisés souvent de manière délictueuse, problèmes des îles, droit à la différenciation, et plus largement nécessité de développer des politiques offensives… de l’avis de tous, « il faut réguler, si on ne régule pas on exclue ».
Second débat consacré au bilan et aux propositions de Breizh-al-Gleiz, avec Valérie Tabart et Aliziz Gouez, de Ensemble sur nos territoires, Christian Guyonvarc’h, Ana Sohier et Nil Caouissin de l’UDB. Tour à tour, ils détaillent leur contribution pour faire face aux différentes problématiques : logement vacant, nouvelles manières d’habiter et nouveaux modes d’acquisition, logement social, taxation régionale des résidences secondaires, outils pour réduire leur emprise. Le groupe a listé pas moins de 20 mesures pour y répondre, du renforcement des moyens des établissements publics fonciers, à la mise en place de services d’hygiène et de sécurité pour contrôler les logements mis en location et contrer l’habitat indigne, en passant par la création d’un office foncier solidaire, respect de la Zone Artificialisation Nette, bail réel solidaire encadré par une redevance modérée, politique commune entre départements et collectivités, encouragement d’initiatives d’habitat participatif, taux plafonds de résidences secondaires et de locations de courte durée, encadrement des loyers, maîtrise de l’urbanisation dans les communes où le taux de résidences secondaires et/ou de logements vacants excède de plusieurs points la moyenne régionale, rééquilibrage territorial des activités, valorisation du potentiel logement de territoires moins attractifs, application en Bretagne de la loi Acquaviva en particulier la taxation des résidences secondaires et le droit de préemption régionale, compétence logement pour le Conseil régional, sur le plan réglementaire, législatif et fiscal, extension des zones tendues, majoration de la taxe d’habitation sur les résidences secondaires dans l’attente d’une taxe régionale, modulée selon le niveau de patrimoine et/ou de revenu des propriétaires, renforcement de la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU), interdiction des ventes interactives dans les zones de très forte tension, extension des obligations de rénovation énergétique aux passoires thermiques dédiées à la location touristique, renforcement des moyens de l’EPF, soutien aux collectivités engagées dans la production de logement social, ainsi qu’aux politiques de rénovation énergétique, de réhabilitation de l’habitat et de contrôle de la qualité des logements locatifs, mesures de régulation de l’accès à la propriété visant à protéger à l’année le foncier agricole ou naturel : quotas de résidences secondaires, statut de résident principal, zones d’équilibre territorial… Tout un programme !
Dernier débat sur les évolutions législatives, animé par Gaël Briand de l’UDB, et les interventions de Roxane Berget, du collectif Enfants de Tempête de l’île d’Yeu, soumis aux mêmes problématiques de difficulté à se loger, et de dépossession progressive de leur territoire ; Ronan Dantec, sénateur de Loire Atlantique, conseiller municipal de Nantes, et moi-même, représentant l’eurodéputé François Alfonsi tandis que Jean Félix Acquaviva s’adressait à l’assistance par un message vidéo.
Roxane Berget met l’accent sur l’isolement des îles. « On a loupé le coche il y a un certain nombre d’années… on aurait dû préempter à la pelle. On aurait pu garder notre foncier. Aujourd’hui on est dans une situation inextricable qui nécessite impérativement de nouveaux leviers législatifs » alarme l’habitante de l’île d’Yeu. « On ne s’en sortira pas avec l’existant. Ça va beaucoup trop vite, les prix sont beaucoup trop hauts ». Elle rappelle une proposition de loi en 2019 sur le foncier qui proposait la création d’OFL (office foncier libre). Ce projet, qui permet de dissocier le bâti du foncier quelle que soit la vocation, avait été adopté en première lecture mais attend depuis d’être examiné au Sénat. Elle plaide pour une propriété publique du foncier, et le renforcement du droit de préemption. Quant à la spéculation immobilière, elle propose un plafond de revente comme c’est le cas dans le cadre du bail réel solidaire. Pourquoi ne pas l’élargir à tous les logements ? interroge Roxane Berget. « Ce qu’il faut empêcher c’est la spéculation en plafonnant les reventes. »
Jean Félix Acquaviva s’exprime par vidéo : « Notre volonté, c’est évidemment de créer les conditions d’une convergence de nombreux territoires (…) Le phénomène de la spéculation touche beaucoup d’entre eux et il est temps que les moyens que nous avançons sur le plan législatif puissent être adoptés définitivement pour que les régions, les communes, les intercommunalités s’en saisissent pour garantir l’accès au logement des résidents, ceux d’origine, ceux d’adoption. »
Dans la foulée, je détaille l’ensemble des mesures de cette proposition de loi, non sans avoir rappelé en quelques chiffres la situation critique de la Corse : +138 % d’augmentation des prix du foncier en 10 ans (contre 65 % en moyenne française), un taux de résidences secondaires de 37 % du parc du logement, trois fois plus que la moyenne française, avec des pointes de 80 à 85 % sur certaines communes. 70 % de ces résidences secondaires appartiennent à des non-résidents (à distinguer donc de la maison de village). Et plus la crise du logement s’aggrave, plus la crise politique s’amplifie, avec la rupture du lien avec la terre, consubstantielle de notre identité, donc de la langue et de la culture, des traditions, des savoir-faire, et la mutation de la population, dans une société qui n’a pas les moyens de résister. Ces menaces pèsent sur tous les territoires qui vivent ces phénomènes de résidentialisation et de dépossession collective. Et c’est d’autant plus grave dans une société en proie aux dérives mafieuses. Ces dangers sont dénoncés depuis longtemps et la Corse a développé des outils de résistance, notamment au niveau de la maîtrise foncière ou de l’aménagement du territoire, mais il faut plus pour inverser la dérégulation du marché. Exemple d’une annonce récemment parue sur internet : un 3 pièces de 44,5 m2 « les pieds dans l’eau » à Pianottuli proposé à la vente pour un prix de 2.950.000 €, soit 67.045 € le m2 !
D’où l’importance de ce qui se passe à l’Assemblée nationale : renforcer la Collectivité de Corse par un droit de préemption et la possibilité de créer des zones « d’équilibre territoriale » sans résidence secondaire, là où elle supplante le logement principal, taxer les résidences secondaires et les plus-values spéculatives lors de la revente pour freiner le business dans l’attente d’un statut de résident.
Adoptées (à l’unanimité contre l’avis du gouvernement) en première lecture dans la proposition Acquaviva, ces mesures de surtaxation ainsi que d’extension des zones tendues à l’ensemble des communes concernées ont été proposées également dans le cadre du projet de loi de finances 2023, et maintenues lors de la procédure du 49.3 utilisée par le gouvernement. Le projet de loi de finances 2023 devra attendre décembre prochain pour son adoption définitive. Idem pour la loi Acquaviva qui attend son examen au Sénat.
Dans ce cadre, François Alfonsi et Jean Félix Acquaviva, avec le soutien du groupe Liberté Indépendants Outremer et Territoires, entament un cycle de réunions dans les régions afin de convaincre de leur nécessité députés et sénateurs bien sûr, mais aussi communes et collectivités qui, par délibérations ou résolutions, sont appelés à soutenir ce projet de loi.
Ronan Dantec, sénateur, s’emparera bien sûr du problème avec son collègue Corse Paulu Santu Parigi, lors de l’examen au Sénat. Il revient sur les évolutions qui ont conduit à cette situation, rappelle les effets de la « métropolisation » en Bretagne. « Les riches ont toujours eu des maisons plus grandes que les pauvres, c’est sociologiquement accepté. Ne pas pouvoir vivre chez soi, c’est différent » dit-il inquiet de cette « rupture sociale », qui amène au vote extrême. « C’est ce qu’on a connu bien avant dans le sud de la France », alerte Ronan Dantec qui salue tout de même une prise de conscience. « En urgence, ça commence à bricoler » dit-il, en citant le projet d’extension des zones tendues par exemple. Mais, pour lui « les propositions qui sont sur la table ne vont pas suffire ». Il alerte sur l’essor démographique, et la nécessité de « trouver les outils et les flux financiers » pour pouvoir loger probablement jusqu’à « un million d’habitants supplémentaire en Bretagne ».
« On va continuer d’être extrêmement attractif, on n’empêchera pas les gens d’arriver » alerte encore le Sénateur, qui pose la question : « est-ce que la région se saisit du sujet et met sur la table une stratégie globale à la hauteur de cet enjeu-là ? »
Le débat se conclue par différentes interventions déterminées dans la salle, et la force de nos solidarités : en travaillant à tous les niveaux, associatifs et du terrain bien sûr pour continuer à faire remonter les témoignages, institutionnels avec le travail législatif, et populaire pour appuyer par des actions le travail des élus, il faut faire en sorte que ce début (enfin !) de prise de conscience, puisse conduire aux mesures efficaces attendues.
Prochaine étape, pour nos députés : une première réunion d’information à Biarritz au Pays Basque le 19 novembre. Puis, début 2023, en Bretagne à nouveau. D’autres régions seront également visitées. Enfin, au printemps, l’examen au Sénat du projet de loi Acquaviva conclura cette campagne en faveur d’outils déterminants de lutte contre la pression foncière et immobilière. •