Le Pape et la Corse

Que dira François après Jean Paul II ?

Plus l’heure de la venue du Saint-Père à Aiacciu approche, et plus la fierté de la Corse grandit avec la conscience du moment historique qui s’annonce. Toutes les confréries de l’île seront présentes, au premier rang desquelles San Teòfalu di Corti, moine franciscain canonisé en 1930 mais qui naquit au XVIIe siècle à Corti, on lui prête de nombreuses guérisons miraculeuses et une vie de charité. Les polyphonies corses se feront entendre puisque notamment les Chjami Aghjalesi ont annoncé avoir le privilège de chanter durant la messe du Pape au Casone. Air Corsica est la compagnie choisie par le Vatican pour ramener François à Rome… bref en sus d’une volonté ferme de se rendre en Corse alors que Paris l’attendait, François multiplie les attentions envers notre île avant sa venue…
Quel message portera-t-il ? Celui du nécessaire renforcement de la foi, bien sûr, probablement aussi celui du vivre-ensemble dans un bassin méditerranéen tellement à l’épreuve aujourd’hui, mais aura-t-il un mot, une attention sur ce qui fait la singularité de la Corse ? Son histoire, son peuple, « mon peuple » comme aime à le dire le Cardinal Bustillo, sa culture et ses traditions, sa langue surtout, au moment où la Corse et particulièrement sa jeunesse se mobilisent face à une nouvelle agression… Du côté d’Arritti nous attendons avec impatience ce que pourrait apporter de plus politique dans son message le Saint-Père en Corse.

 

 

 

Arritti a replongé dans ses archives à cette occasion. Le 5 avril 1980, trois mois après l’affaire Bastelica-Fesch, l’Unione di u Pòpulu Corsu, parti autonomiste des frères Simeoni, écrit à Jean-Paul II pour « informer le Souverain Pontife des dangers que la politique de l’État en Corse fait courir à notre peuple ».

« Le peuple corse subit depuis la conquête française et particulièrement depuis un quart de siècle, une colonisation qui, visant sa destruction à terme plus encore que son asservissement, est peu spectaculaire, souvent camouflée et, de ce fait, doublement efficace » dit le courrier, « c’est parce que nous sommes conscients de la finalité mortelle de la politique de l’État français dans l’île, que nous nous adressons au chef de l’Église catholique, au nom des Corses résolus à ne pas accepter la mort de leur vieux peuple (…) Le peuple corse ne peut pas être condamné à disparaître sans “une injustice grave” selon les termes de votre prédécesseur Jean XXIII dans l’encyclique Pacem in terris ».

« Le Peuple Corse s’est fait Nation, en ce sens qu’il s’est forgé une personnalité, une identité, un besoin de vie communautaire, une âme que n’ont pu détruire ni les conquêtes, ni les répressions » dit encore l’UPC dans son courrier. Et d’énumérer l’histoire étouffée, la langue bafouée, la culture, l’âme menacée par « le masque dépersonnalisant de l’unitarisme », le « centralisme monolithique », la « répression impitoyable », la loi douanière, la misère et la « sujétion économique », la « mort lente de nos villages et la désertification de l’intérieur », « l’hécatombe de la première guerre mondiale », « la colonisation de peuplement », « le tourisme industriel aux mains des trusts internationaux », la destruction de l’agriculture aux mains de « colons spéculateurs et fraudeurs », l’absence d’université, l’exil des jeunes, la dépossession « des sols les plus fertiles et des sites les plus prestigieux (…) en des mains étrangères ».

Comme Jean Paul II lorsqu’il parlait de sa Pologne natale, l’UPC affirme : « nous ne laisserons pas notre passé être arraché à nos âmes », et toujours en citant les mots du Pape, l’UPC parle du « mépris de la vérité ». Le courrier parle aussi du « mensonge »,d’« information partiale et déformée », de « propagande sectaire » de « manipulation des moyens de communication »… de « répression généralisée, démesurée, arbitraire et sélective »… Il parle d’Aleria, raconte Bastelica Fesch. Et toujours reprenant des citations du Pape rappelle : « Les droits de l’Homme, les droits des individus et, dans leur sillage, les droits des communautés… sont indispensables », ou encore : « si vous (les hommes politiques) (…) vous ne réalisez pas les changements qui s’imposent, le champ est libre pour les hommes de violence ».

Enfin l’UPC appelle le Pape à intervenir au nom de la « foi chrétienne bi-millénaire de notre Peuple » réclamant de sa part « un recours de survie, de Liberté et de Justice ».

Chjìbba ! Un courrier osé, presque culotté, à resituer dans le contexte de l’actualité sanglante des évènements de Bastelica-Fesch où deux innocents avaient été abattus froidement par la police.

 

Jean Paul II ne répondra pas à ce courrier, mais indirectement il adressera des messages forts qui y font écho. Cela démontre à tout le moins que l’UPC qui soulevait le problème d’un petit peuple, rejoignait des préoccupations du Saint-Père parce qu’également enjeux mondiaux.

Ainsi, son message pour la 22e Journée Mondiale de la paix le 1er janvier 1989, axé sur le respect des droits des minorités et également publié dans Arritti le 5 avril de la même année : « La question des minorités prend une importance croissante et constitue pour tous les dirigeants politiques, pour les responsables de groupes religieux et pour tous les hommes de bonne volonté, un objet de réflexion attentive » disait Jean Paul II qui fut canonisé par François le 27 avril 2014.

Les mots qu’il prononçait ce 1er janvier 1989 trouvent un écho particulier aujourd’hui dans un monde secoué par les guerres et le mépris des droits de l’homme et des droits des peuples, qu’ils menacent la paix du monde, comme en Ukraine ou au Moyen Orient, ou qu’ils relèvent de conflits internes comme en Corse.

Jean Paul II énumérait les « principes fondamentaux » sur lesquels la question des droits des minorités doit être appréhendée. Le principe de « dignité inaliénable de chaque personne humaine sans aucune distinction fondée sur son origine raciale, ethnique, culturelle, nationale ou sur sa croyance religieuse » bien évidemment, mais aussi de son « droit à l’identité collective qu’il faut protéger ».

« L’unité du genre humain suppose que toute l’humanité, dépassant ses divisions ethniques, nationales, culturelles, religieuses, forme une communauté sans discrimination entre les peuples et qu’elle tende à la solidarité mutuelle » disait-il encore.

Ces principes posés, le Saint-Père rappelait : « la paix à l’intérieur de l’unique famille humaine exige un développement constructif de ce qui nous distingue comme individus et comme peuples, de ce qui représente notre identité » et d’affirmer : « l’une des finalités de l’État de droit est que tous les citoyens puissent jouir d’une même dignité et soient égaux devant la loi. Cependant l’existence d’un Etat pose la question de leurs droits et de leurs devoirs spécifiques ».

Or, relevait-il aussi : « il n’est pas rare que, même là où l’État assure cette protection, les minorités aient à souffrir de discriminations et d’exclusions de fait. L’État lui-même a alors l’obligation de promouvoir et de favoriser les droits des groupes minoritaires, car la paix et la sécurité intérieure ne pourront être garantie que par le respect des droits de tous ceux qui se trouvent sous sa responsabilité ».

« Le premier droit des minorités est le droit à l’existence » exhortait Jean Paul II rappelant les atteintes portées dans des « formes ouvertes ou indirectes de génocides », mais aussi « de manière plus subtile. Certains peuples, en particulier ceux que l’on appelle autochtones et aborigènes, ont toujours eu avec leur terre un rapport spécial qui est lié à leur identité propre, à leurs traditions tribales, culturelles et religieuses. Quand les populations indigènes sont privées de leur terre, elles perdent un élément vital de leur existence et courent le risque de disparaître en tant que peuple » s’inquiétait le Pape.

« Un autre droit à sauvegarder est le droit des minorités à conserver et à développer leur culture. Il n’est pas rare de voir des groupes minoritaires menacés d’extinction culturelle. En certains lieux, en effet, a été adoptée une législation qui ne leur reconnaît pas le droit d’utiliser leur langue propre. On impose même parfois des changements dans les noms de famille ou de lieux. Et il arrive que les minorités voient ignorées leurs expressions artistiques et littéraires, et qu’elles ne trouvent pas de place dans la vie publique, pour les fêtes et leurs célébrations, tout cela pouvant mener à la perte d’un riche héritage culturel. Il est également un autre droit étroitement lié à celui-ci : celui d’entretenir des rapports avec les groupes de même héritage culturel et historique qui vivent sur le territoire d’autres États » disait encore le Saint-Père.

 

Jean Paul II abordait également la question institutionnelle : « quand un groupe minoritaire présente des revendications qui ont des implications politiques particulières, le groupe recherche parfois l’indépendance ou au moins une plus grande autonomie politique. Je voudrais redire qu’en des circonstances difficiles de ce genre, le dialogue et la négociation sont la voie obligée pour atteindre la paix. La disposition des parties à accepter et à dialoguer est un préalable indispensable pour arriver à une juste solution de problèmes complexes qui peuvent menacer sérieusement la paix. Au contraire, le refus du dialogue risque d’ouvrir la porte à la violence ».

Et Jean Paul II de conclure sa lettre pour construire la paix : « je voudrais dire aux membres de groupes minoritaires qui ont à souffrir que je suis proche d’eux par la pensée. Je connais leurs moments de douleur et leurs motifs de légitime fierté. Je prie pour que leurs épreuves cessent rapidement et que tous puissent jouir en toute sécurité de leurs droits. Pour ma part, je demande le soutien de la prière afin que la paix que nous recherchons soit toujours davantage la vraie paix ».

François s’est déjà inscrit dans cette ligne, lors de précédents voyages, en février dernier notamment lors du Forum mondial des peuples indigènes, il appelait les dirigeants du monde à reconnaître ces peuples « avec leurs cultures, leurs langues, leurs traditions et leurs spiritualités, et de respecter leur dignité et leurs droits en ayant conscience que la richesse de notre grande famille humaine consiste précisément dans sa diversité (…) ignorer les communautés originaires pour la sauvegarde de la terre est une grave erreur, pour ne pas dire une grande injustice ».

Le peuple corse menacé dans son existence vit comme une grande injustice le fait de ne pas voir sa langue reconnue de même que son droit à maîtriser son avenir. •

F.G.