On le sait peu mais la Corse est à la pointe de la recherche en matière de compréhension des feux de forêts et donc d’anticipation sur les risques de catastrophes qui – on l’a vu encore en 2022 partout dans le monde, menacent de se démultiplier. L’Università di Corsica a produit des chercheurs reconnus et impliqués1. Jean-Louis Rossi parmi eux a intégré (après l’ONU) une équipe de chercheurs pour le compte de la Commission européenne qui planchent sur l’adaptation aux dérèglements climatiques et aux risques majeurs. Arritti lui avait consacrée une interview en 2019. Nous revenons vers lui pour faire le point sur l’avancée des recherches.
Il y a quelques années, vous intégriez une équipe de chercheurs à l’ONU pour travailler sur la réduction des risques de catastrophes, quel bilan tirez-vous de ces années de recherche ?
Jean-Louis Rossi : Effectivement, en 2018, j’ai eu l’opportunité d’intégrer un groupe d’experts de l’UNDRR2 qui se nomme E-STAG3 en tant qu’expert du risque incendie. C’est une expérience enrichissante et qui m’a permis d’appréhender d’autres problématiques comme celle des inondations, des tremblements de terre ou des pandémies comme le Covid. Le groupe a été très réactif et nous avons produit de nombreux documents dont un rapport en 2020 qui se nomme « Evolving Risk of Wildfires in Europe » dont j’ai été le coordinateur. Ce rapport a été envoyé à tous les gouvernements européens et d’Asie centrale et est également consultable en ligne4. Nous avons également contribué en 2019 au document de référence sur les risques de l’UNDRR le Global Assessment Report on Disaster Risk Reduction en écrivant un article s’intitulant «Fuelbreaks: a part of wildfire prevention»5. Nous avons œuvré pour que le risque feu de forêt soit enfin pris en compte avec plus d’attention par les décideurs en raison du nouveau contexte auquel nous faisons face depuis quelques années.
Au sein d’une autre équipe de chercheurs à la pointe de ces questions en Europe, à la demande de la Commission européenne… quel est l’objet de votre mission ?
La Commission européenne a été sollicitée par les États membres à la suite des feux de forêt de forte puissance de l’année passée et considérant que le réchauffement climatique ne peut qu’augmenter le risque incendie dans la plupart des régions du globe les prochaines années, elle a décidé de travailler sur la mise en place d’un plan d’action de prévention des incendies de forêt. Pour cela, une trentaine d’experts sélectionnés par la Commission devront tout d’abord évaluer un premier document intitulé «wildfire peer review assessment framework» le 2 mars à Bruxelles. Cette première réunion à Bruxelles est ainsi la première étape d’une consultation plus large. Je ferai ainsi partie de cette trentaine d’experts présents à Bruxelles.
Quelles sont les nouvelles problématiques à appréhender pour anticiper sur les risques ?
Depuis quelques années, la nature des feux de forêt semble évoluer. Des études récentes ont montré que seulement 5 % du nombre total des feux de forêt causent les plus importants dégâts et semblent devenir la norme dans beaucoup de régions du globe. Ces feux de forte puissance dits extrêmes deviennent donc plus fréquents. L’augmentation observée des feux de forte puissance est due à plusieurs facteurs dont deux très importants : le réchauffement climatique qui aggrave le stress hydrique auquel est soumis la végétation pendant la saison des feux et la désertification des zones rurales qui contribue à une accumulation de combustible sur des terres abandonnées.
Cette situation nouvelle semble indiquer que les succès observés par la politique systématique d’exclusion des feux, l’attaque précoce des incendies, l’augmentation des moyens de lutte, ne seront peut-être plus durables dans un futur proche, ou du moins devront être consolidés par une politique de prévention plus active.
Cette inflexion dans la politique de prévention du risque incendie, déjà largement engagée, doit se traduire par une nouvelle vision en matière d’aménagement du territoire et en particulier un soutien de l’ensemble des activités (agriculture, élevage, chasse, éco-tourisme…) qui permettent de faire vivre un territoire. Dit d’une autre manière, protéger un espace naturel ne doit pas conduire à une mise sous cloche, qui se traduirait par une fermeture des milieux, une augmentation de la biomasse et in fine par une augmentation du risque. Il faut, au contraire, réaliser les opérations nécessaires d’ouverture des milieux (débroussaillage mécanique, pastoralisme, brûlage dirigé…) permettant un contrôle de la biomasse et donc une réduction du risque incendie.
L’adhésion des populations est aussi un facteur important de réussite. Pour cela, il faut trouver les moyens de reconnecter une grande partie de la population, qui est maintenant urbaine, avec le territoire rural environnant.
L’année 2022 a été catastrophique en Europe et dans le monde. Va-t-on vers des mégas feux impossibles à traiter ?
La dynamique des feux est une combinaison complexe de différents phénomènes physiques et chimiques. De plus, un feu de végétation est un phénomène non-linéaire et multi-échelle. Donc, pas évident à caractériser, à étudier, à modéliser et donc à prédire. Paradoxalement, cette dernière décennie a vu les superficies parcourues par les incendies diminuer sur notre planète. Ce que nous constatons, depuis peu, est une augmentation des feux de forte puissance sur les zones déjà touchées par les feux de forêt et l’apparition de feux extrêmes sur des territoires où il était peu commun de les voir comme la Suède. L’autre fait notoire est l’augmentation des feux en hiver. Il va donc falloir s’attendre à intervenir plus longtemps, sur des zones plus importantes et face à des feux souvent incontrôlables. Cela résume bien la complexité de la tâche des opérationnels.
Comment lutter contre ces feux « de forte puissance » ? Vos pistes ?
Contre des feux de forte puissance, il n’y a pas grand-chose à faire si ce n’est attendre qu’ils s’éteignent d’eux-mêmes. Ce nouveau contexte balaye d’un revers de main nos certitudes et demandera d’adapter nos politiques à la nouvelle donne. En particulier en donnant de plus en plus d’importance à la prévention de ce risque et à sa prise en compte dans l’aménagement du territoire.
L’appui de la communauté scientifique est à mon sens indispensable. Identifier et comprendre comment différents facteurs influant sur la dynamique des feux extrêmes doivent permettre de mieux les prédire grâce à des modèles théoriques robustes, intégrés ensuite dans des outils d’aide à la décision pour les opérationnels et les décideurs.
Bien entendu, ces outils peuvent jouer un rôle lors des actions de lutte mais sont amenés à jouer un rôle de plus en plus important lors de la conception des politiques d’aménagement du territoire pour la réduction du risque incendie.
C’est ce qui est prôné dans le rapport publié en 2020 par le groupe d’experts de l’E-STAG pour l’UNDRR.
Sans être à l’abri, la Corse semble un peu plus épargnée. Est-ce une simple conjoncture ou l’effet d’un travail de terrain (et de recherche sur les causes) qui porte ses fruits ?
Nos opérationnels corses ont une expérience et des pratiques en ce qui concerne la lutte et la prévention qui est un exemple à suivre. Cependant, il faudrait être inconscient ou aveugle pour ne pas craindre un incendie de forte puissance sur des zones où la végétation a repris ses droits et vient entourer nos villages de manière plus que préoccupante. De plus, il s’exerce une pression touristique forte pendant la saison où le risque incendie est déjà très élevé. Nous cumulons tous les facteurs aggravants et nous ne devons pas nous reposer sur nos lauriers car le contexte évolue. Nous devons donc impérativement nous adapter.
Pourtant les politiques d’aménagement du territoire ne semblent pas suivre les règles d’urbanisme imposées…
Il a fallu faire preuve de pédagogie et aussi quelques exemples de feux catastrophiques ces dernières années pour que le risque incendie soit pris en compte au même niveau qu’un autre risque naturel. Pour preuve la journée dédiée à la prévention des incendies de forêt et de végétation organisée par le ministère de la Transition écologique et de la cohésion des territoires avec le ministère de la Transition énergétique le 13 octobre 2021 dont j’ai eu le plaisir d’ouvrir la première partie par un exposé s’intitulant « De quoi parlons-nous ? Comprendre ce qu’est un incendie, la recherche pour le modéliser »6. La prise en compte par la présidente Nadine Nivaggioni de la commission CDENATE7 du sujet de la prévention des incendies et l’aménagement du territoire est aussi une bonne chose.
Devant l’ampleur de la tâche nous allons devoir être pragmatiques, inventifs et méthodiques.
Sur quel levier d’anticipation il nous faut impérativement agir ?
De mon point de vue, l’anticipation doit se faire en deux étapes successives. Dans un premier temps, nous devons évaluer et promouvoir les pratiques visant à diminuer le risque incendie sur notre territoire et qui passent par la baisse de la quantité de combustible afin de pouvoir casser la dynamique d’un feu lors de sa propagation. Par exemple, être capable de dire si les ouvrages comme les zones d’appui à la lutte sont correctement dimensionnés et positionnés de manière optimale ou généraliser l’usage des feux dirigés de faible puissance en hiver et en automne, est essentiel. Dans un second temps, après l’analyse de l’existant, il doit être proposé des aménagements supplémentaires afin d’anticiper l’augmentation éventuel du risque dû à des facteurs comme le réchauffement climatique ou le changement des activités sur un territoire donné. Pour cela, l’appui des scientifiques est primordial. Cette évaluation devra se faire en étroite collaboration entre les universitaires, les opérationnels et également les personnes qui vivent sur le territoire. Des activités humaines comme la chasse ou l’agriculture devront être prises en compte. •
- On peut citer aussi Albert Simeoni actuellement basé à Boston où il dirige le WPI (Worcester Polytechnic Institute) et a une place majeure dans la communauté feu de forêt mondiale.
- United Nations Office for Disaster Risk Reduction
- European Science & Technology Advisory Group
- https://bit.ly/3ILNdhr
- https://bit.ly/3ZteRFx
- https://bit.ly/3KpmBUr
- CDENATE : Commission du développement économique, du numérique, de l’aménagement, du territoire et de l’environnement.
In corte parole
Maître de conférences HDR (chercheur) en physique à l’Université de Corse au sein du projet de recherche GOLIAT (Groupement d’outils pour la lutte incendie et l’aménagement du territoire), Jean-Louis Rossi a obtenu son doctorat de physique en 1996 et son habilitation à diriger les recherches en 2017. Avant de travailler sur la thématique des feux de forêt, il a effectué des recherches dans le domaine de la modélisation des ondes en milieu marin. Ses trois domaines privilégiés sont : 1) Le développement de modèles physiques simplifiés pour décrire la propagation des feux de surface. 2) Le développement de modèles de rayonnement pour des végétations de type « maquis ». 3) Le développement de modèles de distance de sécurité dédiés aux opérationnels pour le dimensionnement des zones de sécurité. Sa principale motivation est de concevoir des outils robustes d’aide à la décision. Depuis 2018, il est membre de la commission E-STAG3 de l’UNDRR2. Il y siège en tant qu’expert de la thématique « feux de forêt ». •