ARRITTI a 50 ans, il m’incombe de dire quelques mots. Ne disposant que d’un cadre restreint, je me contenterai de quelques flashs pour éclairer le terrain de ses premiers pas.
Parti pour revenir, ma thèse passée, j’avais hâte de m’installer d’autant plus que la Corse s’agitait. Martini, pharmacien, féru d’économie, ce qui était rare à l’époque, divulguait les travaux d’une équipe anonyme de fonctionnaires. Il a été vite dépassé par un mouvement populaire, «populiste » on dirait aujourd’hui, qui a déversé des milliers de Corses dans la rue. Il voulait, gaulliste, suppléer la carence des élus du clan, ignorants et « incapables» de présenter des dossiers au gouvernement. Les animateurs du «mouvement du 29 novembre », aucun élu parmi eux, voulaient faire entendre à Paris le « cri des enfants abandonnés du foyer français ».
Quand je visse ma plaque en 1962, plus rien, silence. Je cherche à comprendre. Les travaux de Martini publiés dans la presse ont servi de starter. Comme par exemple le prix de l’eau minérale qui doublait en prenant le bateau. Avec commisération, on pensait que l’épicier du coin, gagne-petit, exagérait un peu. Or l’eau avait son prix fixé par la préfecture. Elle était considérée comme médicale et pouvait servir à préparer les biberons. Martini explique que l’écart vient du transport mais aussi des assurances, de la casse du verre (pas de plastique alors) et d’un chapardage effréné dans les entrepôts du port de Marseille. Donc la marge de notre épicier était la même que celle du continental. Quelques autres révélations et au sentiment d’indifférence prêté à la Capitale succéda l’énervement et la colère. Indifférence ? 20 ans après la Libération, l’île se vidait. Elle touchait le fond. 160.000 habitants ! « Pauvres à jamais », avec une économie archaïque de « chèvres et de fromages », et avec des villages non désenclavés. À peine quelques touristes à Calvi. Restait le souvenir des GI dans les bars en 1943, des paquets de dollars sur les comptoirs… et nous « libérés », sans perspective… attirés par les néons de la « reconstruction » des Champs Elysées et de Pigalle.
À cheval sur le Golu, le symbole d’un abandon méprisant, le pont de Casamozza en bois, à voie unique, encore là, construit par le Génie américain à la place de l’ancien pont dynamité par les Allemands pour des blindés de l’Afrika Corps de Rommel qui cherchaient par la Sardaigne, la plaine orientale, le Cap Corse, à rejoindre l’armée allemande derrière la ligne de front stabilisé à Cassino. De nombreux Corses de retour, décolonisation aidant, trouvaient scandaleux que la France continuait dans l’Empire perdu à tracer des routes, à ouvrir des hôpitaux, et ne faisait rien dans l’île. Ils avaient été fiers de servir la grandeur de la France dans l’aventure coloniale « civilisatrice». Le bouquet, quand, aux accords d’Evian en 1962, l’Etat français tente de transférer les essais atomiques du Hoggar dans les galeries abandonnées des mines de l’Argentella au Sud de Calvi. Des langoustes radioactives ? Pas question ! Un non unanime instantané et sans appel. Le cri plaintif, pressant, « nous sommes les enfants abandonnés du foyer…» s’étrangle.
Avec quelques amis du lycée, plus lucides, déterminés, il importe de trouver les moyens stratégiques et tactiques plus adaptés, plus efficaces. On cherche à se renseigner sur ce qui ailleurs pouvait nous servir. Le CELIB breton, élus et revendicatifs unis face à Paris, nous faisait rêver, ainsi que le Québec, l’Irlande, le Pays Basque, la Catalogne, la Sardaigne, le Val d’Aoste… Des aspirations communes, les valeurs de liberté et d’autonomie, mais des différences d’histoires, d’Etat tutélaires, d’économies continentales et insulaires, de démographie… L’Ile traitée sans tenir compte ne serait-ce que de son insularité. Un comble. Déjà des réflexions similaires se font jour. Des essais sont publiés : Robert Laffont (Le colonialisme intérieur), Yann Fouéré (L’Europe aux cent drapeaux), Guy Heraud (L’Europe des ethnies). Ce dernier, professeur de droit, sera comme fédéraliste, candidat à la première élection présidentielle en 54. À Bastia, Louis Rioni, ouvrait les colonnes de l’Informateur à moimême et à Paul Marc Seta. Ainsi, je fais sa connaissance. Il habite Paris. Diplômé de « Sciences Po», il a été cadre dans les staff de comptabilité de grandes entre- prises (Charbonnages de France, Total, etc.) Il était l’ami d’Yves le Bomin avec lequel il avait sorti un petit opuscule limpide, « L’autonomie pour la Corse ». Avec Paul Marc, je dépose les statuts du CEDIC (Comité d’Etudes et de Défense des Intérêts de la Corse) en 1964 et, à l’été, nous publions Le Manifeste du CEDIC (La défense de l’ethnie corse) à l’occasion de la réunion dans l’île de la Fédération des Corses de l’extérieur. Il a été mis en ligne récemment sur le site : ichjassidiucumunu.com. La problématique du «problème corse » y est clairement définie. Le mot ethnie qui n’était pas encore diabolisé y est conçu comme peuple corse. La lecture ne laisse aucun doute. D’ailleurs, par la suite, lors de la déclaration du Castellare pour l’autonomie, je m’efforce de développer la notion de peuple corse, qui était à peine dite ici ou là, avec l’idée que s’il y a un peuple, il a des droits universels.
Avec le CEDIC, puis l’ARC, nous cherchons toujours à élargir, à regrouper tout ce qui va dans le bon sens. Ainsi, je contacte Charles Santoni, jeune avocat, ami de la classe au lycée, qui avec Dominique Alfonsi d’Aiacciu étudie à Paris, investi dans l’UNEC (l’Union des Etudiants Corses), ils pronaient tous deux, l’idée de la réouverture de l’Université à Corti, ils éditaient un périodique «U Pòpulu corsu ». À nous trois, nous lançons le FRC (Front Régionaliste Corse) qui capote vite au bout d’un an parce qu’ils voulaient imposer une charte d’inspiration marxisante, genre PSU de l’époque. Nous la refusons car cela mettait le FRC à la remorque des partis de gauche hexagonaux français. Après la rupture, la différence se fera sur le terrain. Le CEDIC soutenait les cheminots pour le maintien du chemin de fer, allait à leur rencontre à la gare. Il s’insurgeait contre la perte d’emplois due à la fermeture de l’usine d’amiante de Canari. Nous sommes avec Yves Le Bomin, Toni Confortini et François Villanova, président des commerçants de Bastia pour le maintien des décrets impériaux qui avaient supprimé les taxes indirectes en Corse, et nous sommes contre la vignette auto, taxe indirecte, que finalement les tribunaux maintiennent en disant qu’elle n’était pas indirecte. Mais elle a été divisée par deux et affectée aux finances locales. Ainsi, le « nationalisme corse » a commencé à germer dans les années 60. Il a su dévoiler la vraie nature du pouvoir central jacobin et de ses méthodes. Dès le début, la police nous a infiltré pour nous manipuler. Ici la place manque pour le raconter. De Gaulle dans son discours en 1969 à la foire de Lyon cite toutes les régions de l’hexagone, sauf la Corse. Stupeur et colère dans nos rangs. Mais lors du référendum pour la réforme du Sénat qu’il a pondu, il cite la Corse seulement. Le général n’ignorant ni l’Histoire, ni la géographie. Pompidou qui lui succède s’applique à rassurer les notables. Il leur répète sans cesse « rien ne sera fait sans vous ».
Rien n’a changé. La Corse ne peut compter que sur elle-même pour faire valoir son droit à être reconnue comme la terre d’un peuple. Les quelques-uns sensibilisés, mobilisés au sort d’une Corse affaiblie, vidée, disponibles au moment où les mouvements revendicatifs n’avaient laissé qu’amertume et déception, et où tout revenait à la politique des clans assujettis, serviles au pouvoir central, où nous n’étions considérés que comme des têtes en l’air, ou des ambitieux sans avenir, les journaux de l’époque nous snobaient facilement. Nous avons accroché le terrain et sans aucune formation, sans expérience journalistique, nous avons voulu notre organe de presse.
Il aurait fallu pouvoir filmer notre joie, notre étonnement quand nous avons vu sortir de la linotype (caractères en plomb fondu), le premier numéro d’Arritti ! Si le titre a été suggéré par Antoine Confortini et Yves Le Bomin, ils n’ont pas voulu poursuivre l’aventure, mais ils nous ont amené les premiers souscripteurs en particulier auprès des commerçants. La maquette du titre avait été dessinée par Abel Raclot, noir sur fond blanc, la tête de maure (profil plutôt pirate) accompagné d’un fucile è d’un zappone, symboles des pionniers. Lucien Alfonsi, exilé de retour avec son épouse et sa fille, avait une expérience dans le journalisme. Il a été le pilier précieux, je ne peux pas citer tous les militants qui ont fait connaître Arritti et fait abonner. Paul Beretti qui sillonnait par sa profession la Corse, Jean Mannarini qui nous a procuré une imprimerie que les barbouzes ont fait sauter. Roland Tafani, Fabienne, et la section ARC de Marseille un an durant et qui distribuait les parutions à chaque départ de bateau. Et bien d’autres. C’était le temps de l’enthousiasme, de la foi des premiers « apôtres ». Avertis quant aux polices parallèles dès le début, on a préservé le journal de la dissolution Je l’ai fait mettre au nom de ma mère et domicilié chez elle pour qu’aucun lien juridique ne puisse être établi. Ceci, avant l’affaire de la cave d’Aleria.
Arritti a été un instrument au service de la cause du peuple corse. Il reste un journal de militants qui tire plus ou moins le diable par la queue. Il grandit mais un peu en retard pour les besoins du mouvement national qui a avancé. Mon souhait serait de le voir devenir l’instrument du regroupement de toutes les organisations natios, la tribune commune où la liberté d’opinion soit acceptée, un creuset d’expression de la démocratie pour les natios au service du peuple corse. Un vrai gage pour sa survie. 50 ans déjà, un grand pas. Il en faut d’autres. J’espère qu’ils se feront plus vite et que j’aurais le bonheur de voir les foulées s’accélérer sur la route de l’émancipation du peuple corse. 50 ans, un anniversaire, avec enfin un peu de joie, c’est bon.
Max Simeoni