Felip Hammel, fondateur du centre de formation de Calandreta

« Il n’y a pas de langue sans culture, et il n’y a pas de culture sans langue »

Felip Hammel est le fondateur et premier directeur de l’établissement APRENE, l’institut de formation de Calandreta, les écoles associatives immersives en langue occitane. APRENE a été créé en 1995 et a formé presque trois cent enseignants compétents pour faire l’immersion en occitan. APRENE a ensuite donné naissance en 1996 à l’ISLRF (Institut Supérieur des Langues de la République Française) qui regroupe tous les réseaux associatifs immersifs, alsacien, basque, breton, catalan, corse, occitan, grâce à une mise en commun de leurs moyens et de leurs expériences pour former les maîtres.
Felip Hammel était convié par Scola Corsa le 9 novembre dernier à Biguglia. Un débat s’est tenu à cette occasion sur les méthodes pédagogiques originales d’enseignement de Calandreta. Interview.

 

 

Felip Hammel
Qu’est-ce qui a prévalu à la création d’écoles immersives en langue occitane ?

Il n’y a pas de langue sans culture, et il n’y a pas de culture sans langue. Si vous abandonnez la langue, vous perdez tout. Aujourd’hui, il y a une sorte de rouleau compresseur culturel qui essaie de proposer un modèle planétaire qui est un très mauvais modèle.

On avait envie que nos enfants apprennent l’occitan. Les basques avaient commencé bien avant nous en 1969. Cinq parents avaient ouvert une école dans une maison d’un des parents, c’est comme ça que Seaska est né ! Puis il y a eu la Bressola des Catalans, Diwan pour les Bretons, et enfin les Occitans. Quand mon fils a été scolarisé, on est venu me voir pour entrer au Conseil d’administration de l’école prendre quelques responsabilités. Et voilà où ça mène, à Bastia devant vous 50 ans après !

 

Comment vous y êtes-vous pris ?

Au départ, on n’avait pas vraiment de boussole. On a eu un peu tendance à copier. C’est un réflexe trop humain, on cherche des modèles. Or, je vous invite à bien garder en tête qu’il faut s’autoriser à inventer, avoir le courage de créer du neuf. À Scola Corsa, vous êtes condamnés à inventer votre école de demain. Vous ne pourrez pas faire un copier-coller de ce qu’ont fait les Basques, les Bretons, les Occitans, les Catalans, les Alsaciens, ou de ce qu’ont fait les Gallois, les Frisons, parce que partout en Europe, il y a des écoles comme les nôtres. En France quelquefois, on se retrouve prisonniers d’un hexagone qui se referment sur nous, et il y a besoin d’ouvrir un petit peu l’esprit vers le monde extérieur. Donc il faut se créer une boussole.

 

Et vous quelle est votre boussole ?

Nous avons choisi un verbe qui est un petit peu notre boussole. En occitan on dit cooperar, du latin cum operare c’est-à-dire travailler ensemble, faire ensemble. C’est la coopération érigée en matrice qui a permis qu’on parvienne à ouvrir aujourd’hui 71 établissements scolaires et un nombre pas trop bas d’élèves. Je dis pas trop bas parce que vu l’intérêt d’un cursus scolaire immersif, on a envie de pleurer en pensant à tous les enfants qui n’en bénéficient pas.

La coopération, on s’en sert évidemment dans le fait d’associer les parents au projet de l’école. Ils en sont des acteurs actifs. Il faut essayer de passer un pacte avec la famille, pour qu’elle valorise l’emploi de la langue, même quand elle ne la parle pas. Nous devons veiller à l’éducation des parents, de façon à ce qu’il n’y ait pas d’entrave à l’avancée des enfants.

On cherche à coopérer aussi avec les élus avec une formule : faisons société ensemble. Et coopérer, ça rentre y compris dans les classes, construites sur l’idée que les enfants vont faire des choses ensemble. C’est extrêmement important. Tous les enfants n’avancent pas au même rythme, ils n’ont pas les mêmes attentes, les mêmes besoins. Et c’est une richesse. On peut se servir de ceux qui avancent plus vite par exemple en mathématique, pour aider ceux qui avancent moins vite. D’autres avanceront plus vite dans l’acquisition de la langue et porteront un coup de main aux autres. Cette coopération est bien l’aiguille qui indique notre nord.

 

Expliquez-nous votre méthode…

Par exemple, à Calandreta, on n’a jamais de notes. On a adopté un système, comme le judo, par couleur. Ça nous a amené à faire des transformations très profondes : c’est l’enfant qui demande à passer sa couleur de compétence. Chaque couleur correspond à une fiche descriptive très précise, l’enfant passe un examen et c’est le Conseil des élèves de la classe qui lui attribue sa couleur. L’enseignant n’est plus celui qui décide de ce qui va ou qui ne va pas. C’est la petite société « classe » qui décide et se responsabilise. L’enfant est reconnu par ses pairs au niveau de compétence qu’il revendique.

Nous cherchons à transmettre une langue que l’on dit minorisée, régionale, parfois patois quand on n’est pas très poli. Une langue en difficulté, en situation de diglossie, c’est-à-dire sous domination d’une autre langue. C’est un challenge très difficile.

 

Pourquoi est-ce si important de démarrer très tôt l’apprentissage ?

La fenêtre cognitive de l’installation du langage articulé est une fenêtre clé chez homo sapiens sapiens. Un enfant privé de langage entre 0 et 4 ans ne parlera plus ou très difficilement. D’où la décision que nous avons prise de commencer nos écoles par la petite section de maternelle, de façon à ce que, dès que l’enfant a acquis sa langue maternelle, il entame sa seconde langue immédiatement. Les mécanismes qui président à l’apprentissage sont encore frais. Il a déjà fait un apprentissage extrêmement difficile sans passer par l’école : parler un peu, se tenir assis tout seul, apprendre à tenir une cuillère, se tenir debout et marcher. Tous les apprentissages premiers ont lieu en dehors de l’école. L’enfant, tout seul, va se servir de son environnement pour apprendre. Ils s’apprennent, les enfants. Ils sont nés pour apprendre.

 

Et pour la lecture ?

Il y a, au moment de l’apprentissage de l’écriture et de la lecture, un travail physiologique, biologique, qui est intense voire pénible pour transformer le cerveau. Cela se fait dans la durée et laisse une inscription physique dans les réseaux neuronaux. Nous disons, nous, que l’apprentissage de la lecture et de l’écriture commence en petite section de la maternelle, avec des affiches écrites en lettres très grosses qui disent l’emploi du temps, ce qui place très tôt l’écriture aux commandes des activités. À Scola Corsa, la langue corse change leur organisation cérébrale et même la vie. Si l’on décide, dans la classe, de changer quelque chose à l’emploi du temps par exemple, on va en parler, en discuter et en décider en langue corse. C’est cela qui va faire que la langue a du sens. La langue corse sera de facto souveraine.

 

Comment s’organise la classe ?

Les classes sont structurées autour d’un conseil qui gère la vie de la classe. L’enseignant y dispose d’une voix au même titre que chacun des enfants. Le conseil est chargé de trouver les solutions aux dysfonctionnements. Un enfant a frappé un autre enfant ? Ils vont tous deux s’expliquer devant le conseil, lequel délibère et édicte une loi assortie de sanctions. L’intérêt ? L’enfant victime exprime son vécu, l’agresseur aussi, et la classe doit concevoir un outil législatif pour réguler ce type de problème. La parole devient acte. Elle change la vie.  J’ai toujours été frappé de la précision de la mémoire des enfants concernant les lois de leur classe. Ils savent par cœur les sanctions. Si tu as laissé tomber un papier par terre sans le ramasser, si tu as oublié de fermer la fenêtre ou autre ils te diront sur le champ ce que leur loi te fait encourir. Ce sont des petits faits de classe qui passent par le langage et la parole des enfants. La classe est une petite république qui prépare les enfants à une vie d’adulte.

Dans le système éducatif actuel on demande aux enfants de ne pas faire de bruit, de ne pas bouger, de rester assis. Ce qui est une entrave aux apprentissages. Par exemple, dans nos écoles, les petits font la sieste. Bien sûr, ce n’est pas obligatoire mais il faut qu’ils en aient la pleine possibilité car leur emploi du temps est souvent inadapté à un enfant. Il faut veiller à ce qu’ils aient une vie vivable. Nous devons nous astreindre à une réflexion plus poussée sur l’acte éducatif, le système scolaire, ce que nous mettons en place.

Si les questions posées par les enfants, par exemple, sont mises de côté, cela rend la classe moins vivable. Donc la classe doit les prendre en compte, quitte à les différer un peu, mais doit impérativement y travailler en se donnant le temps. Il faut que la classe soit un lieu réellement éducatif, un biotope cognitif, où les enfants réapprennent la patience, l’attente. Différer une réponse est un véritable acte éducatif.

Voilà notre démarche. Devant chaque problème, la réflexion partagée ! Et cette question lancinante : quel outil mettre en place pour accompagner l’enfant non pas sur le chemin de la facilité mais sur le chemin de l’exigence ?

 

Les lycées d’enseignement immersif en basque et en breton figurent dans le très haut du pavé des meilleurs lycées français. Palme du meilleur lycée pour Diwan en 2020, et pour le lycée Seaska de Bayonne en 2022.

 

Comment se passe la formation de vos enseignants ?

On a ajouté une année de formation au cursus. En France, on est démuni sur le plan de la psycho-linguistique. Comment un enfant part à la conquête d’un nouveau code linguistique ? Il n’y a pas d’études sérieuses sur comment il apprend sa langue maternelle. Je me sers des études américaines, canadiennes et allemandes. Elles nous expliquent par exemple, et c’est très utile dans les classes bilingues ou immersives, que les enfants commencent toujours par s’approprier des substantifs qui n’ont pas vraiment d’équivalents dans leur autre langue. Donc on image la classe avec des lieux désignés en mots occitans qui n’ont pas vraiment de traduction en français. On est tous confrontés à cet enjeu très difficile qu’ici, il faut que le corse retrouve toute sa dignité, toute sa puissance communicative, tout son imperium. C’est un enjeu capital.

 

Ce qui inquiète parfois les parents, c’est l’apprentissage ensuite en français…

Voici une anecdote vécue : à Béziers à l’école où il y avait mon fils, arrive un inspecteur connu pour être très dur. Il entre dans une classe de Grande section-Cours préparatoire, écoute sans rien dire le cours de l’enseignante entièrement en occitan, puis sans dire un mot, il ouvre devant une petite un manuel de lecture en français, et avec son doigt il lui dit : lis ! Et dans un silence de cathédrale, la petite a lu sans hésitation, sans bafouiller, le texte en français qui était sous son nez. Les enfants de cette classe n’avaient pas appris à lire en français. En fait, les enfants apprennent malgré nous. Ils sont nés pour apprendre, ils apprennent à tout moment en toutes circonstances. L’immersion stimule le cerveau. Le seul danger de stimuler fortement le cerveau de quelqu’un, c’est de lui donner plus de potentiel.

 

Vous dites il faut enseigner des gestes aux enfants, c’est-à-dire ?

En occitan on a des gestes originaux pour accompagner la parole, et c’est très important. On fait aussi un relevé des expressions idiomatiques. Tout cela c’est le trésor d’une langue. C’est ce qu’une langue a inventé de plus personnel, de plus spécifique. On n’enseigne pas une langue si on fait l’économie de ce qui fait sa singularité, son rapport au monde. Je parle un coup en français, un coup en occitan, je parle aussi en anglais et j’ai besoin de cette diversité parce que ça me donne un espace de conception et de pensée qui est plus large. Pourquoi ne pas en faire bénéficier les enfants ? Il faut sensibiliser les enseignants sur la façon de faire passer toutes ces connaissances. Et si nous avions quelques études scientifiques solides sur le cheminement cognitif des bilingues précoces, leur « chemin de langue » selon notre expression, cela nous aiderait prodigieusement. Déjà les mémoires de master, s’ils étaient enfin bâtis sur des enquêtes dans les classes où le sujet principal ce sont les enfants, ce serait une révolution !

 

Comment passer à une échelle supérieure avec une population de plus en plus diversifiée ?

D’abord en formant les enseignants, c’est vraiment la priorité à mettre en place. Il faut donner aux enseignants tous les outils qui leur permettront un travail merveilleux. Nous avons ré-ouvert une école dans un quartier défavorisé avec quasiment 100 % de maghrébins. Ce sont souvent des enfants extrêmement brillants. Dans notre société il y a un mépris décomplexé de leur langue de famille. Et pour leur langue d’enseignement aussi, parce que l’occitan n’a pas sa place en France. L’État fait en sorte que nos langues n’existent pas. C’est un pays résistant à la diversité linguistique. J’ai le souvenir d’un petit d’origine berbère qui parlait berbère à la maison, arabe dans la rue, occitan à l’école et français le reste du temps. À 4 ans il était quadrilingue, et au lieu de le rendre idiot ça a fait le contraire : il a fait des études extrêmement brillantes ! L’origine de l’apprenant n’a aucune importance, et si on crée un biotope favorable à leur apprentissage, les enfants galopent. Donc Mesdames et Messieurs les maires, il va falloir passer progressivement à 2, 3, 4, 5 écoles en Corse et cela changera l’échelle de ce qui se fait pour le bien des enfants. •

Prupòsiti racolti da Fabiana Giovannini.