Les évènements s’enchaînent en Corse et la tension est à son comble après la tentative d’assassinat contre Yvan Colonna le 2 mars à la prison centrale d’Arles… Retour sur ces derniers jours.
6 mars. 10 à 15.000 personnes défilent à Corti. Des incidents suivent la manifestation, 25 personnes sont blessées. L’État fait état de quatre gardes-mobile « touchés ».
À midi, le procureur de la République Jean-François Ricard avait parlé d’une agression « à caractère terroriste » de la part du djihadiste Franck Elong Abé. Cette thèse « du blasphème » qui ne colle pas à la personnalité d’Yvan et qui exclut « tout motif autre que celui résultant d’une conception religieuse extrémiste » selon le procureur est vue en Corse comme un paravent derrière lequel se cache la responsabilité écrasante de l’État. D’autant que les détails sordides sur l’agression posent de nombreuses questions : plus de 8 minutes de violents coups… techniques de strangulation et d’étouffement… secours intervenus seulement sur signalement de l’agresseur qui a par ailleurs déjà été violent en prison… Comment pouvait-on lui confier des tâches et le mettre seul en présence d’Yvan Colonna ?
La veille, coup d’éclat du STC marins intervenu pour empêcher les gardes-mobiles de débarquer du matériel pour contrer la manifestation de Corti.
7 mars. La tension ne retombe pas, d’autant que l’État tente de minimiser la mobilisation en annonçant 4.000 manifestants. Les plus jeunes continuent de se mobiliser. Lycées et collèges sont bloqués. Les rassemblements se poursuivent toute la semaine partout dans l’île, Bastia, Aiacciu, Isula Rossa, Calvi, Prupià, Carghjese, Bonifaziu, Portivechju, Biguglia, jusque dans les villages, Portu, San Fiurenzu, Prunelli di Fium’Orbu… « Nous sommes là, sous Pasquale Paoli, pour défendre Yvan Colonna, lui montrer que la jeunesse corse est à ses côtés, et dénoncer l’agression qu’il a subie. Pourquoi en tant que DPS il s’est retrouvé seul avec un djihadiste ? Pourquoi il n’y avait pas de surveillant dans la pièce ? Pour nous, l’État français est largement impliqué dans cette affaire. Il est responsable et doit l’avouer. Il doit des réponses au peuple corse » disent de jeunes balanins.
Les rassemblements se terminent par des affrontements dans les deux grandes villes. Les forces de l’ordre font usage de LBD à tirs tendus, pourtant prohibés par la Cour de Justice européenne. On dénombre plusieurs dizaines de blessés parmi des adolescents. Les réseaux sociaux diffusent les images de leurs blessures. Un jeune de 16 ans est transporté le crâne ouvert à Marseille pour être opéré en urgence.
8 mars. L’Università di Corsica, également bloquée, adopte une motion à l’unanimité de son Conseil d’administration (direction et étudiants) qui demande « la libération de tous les prisonniers politiques corses, acte fondateur d’une nouvelle page de l’histoire de la Corse ».
Le Premier Ministre lève le statut de DPS (détenu particulièrement signalé) d’Yvan Colonna. Une décision vécue comme une nouvelle provocation, Yvan Colonna ne pouvant malheureusement plus en jouir. L’État par la voix de Richard Ferrand se défend expliquant qu’il s’agit à sa famille de pouvoir le visiter sans contrainte. Pour autant, le statut DPS se révèle comme une manœuvre politique actionnée jusqu’ici pour l’empêcher d’être rapproché au mépris du droit. Les violences redoublent.
L’Évêque de Corse, Monseigneur Bustillo, appelle les différentes parties au dialogue : « L’Église enseigne que sans justice point de paix et sans pardon point de justice » dit-il. Il appelle chacun au « dialogue pour réparer la confiance et réconcilier les citoyens. La voie de la force est mortifère, celle de la rencontre et du respect fortifie la liberté et la démocratie. »
9 mars. Le nouveau préfet prend un arrêté autorisant Arritti à faire paraître les annonces légales en Corse du Sud, démontrant que le précédent arrêté pris par le préfet Lelarge n’était, là encore, qu’un abus de pouvoir pris pour des raisons politiques comme la plupart de ses décisions depuis des mois.
Réunion à Corti en présence de 400 personnes : syndicats étudiants et partis politiques ont du mal à se mettre d’accord. Une ligne de fracture apparait quant à la volonté d’aller vers une démarche plus posée. Tous constituent néanmoins une Coordination et élargissent les mots d’ordres d’une nouvelle manifestation prévue à Bastia le 13 mars : 1. Ghjustizia è Verità. 2. Libertà pè i patriotti. 3. Ricunniscenza di u pòpulu corsu.
Christine Colonna, sœur d’Yvan, adresse une lettre aux plus jeunes qu’elle appelle au calme : « Je vous remercie du fond du cœur pour cet élan de solidarité que vous avez largement contribué à construire à nos côtés… Vous vous inscrivez parfaitement dans ce fil historique initié par d’autres avant vous. Comment ne pas entendre, comprendre et partager votre colère… comment ne pas entendre votre sentiment d’injustice… vous savez bien que nous sommes nous-mêmes traversés par ces sentiments de peine, de colère, d’épuisement, de craintes… mais qu’il puisse y avoir un drame supplémentaire et notamment pour l’un d’entre vous est pour nous inconcevable ! Et c’est de notre devoir de vous le dire aujourd’hui… Pour être efficace, chacun à la place qui est la sienne, militants responsables ou simples citoyens, la situation doit être analysée avec calme et lucidité… ne tombons pas dans les pièges qu’ils nous tendent… accordons nous, n’ayons pas d’initiatives précipitées, contradictoires et désordonnées… avec l’engagement, ici et publiquement ensuite, que les prochains rendez-vous se dérouleront dans le calme avec pour seule clameur, celle des chants qui résonneront jusqu’à sa chambre d’hôpital à Marseille… »
Elle n’est pas entendue. Une manifestation de 500 jeunes, voire très jeunes, est improvisée sur Aiacciu au cri de « Ghjustizia per Yvan » et assaille la préfecture. Des militants plus âgés s’interposent pour raisonner les jeunes comme les gardes-mobiles.
Le STC Educazione annonce une grève du 9 au 31 mars et réclame « la vérité sur les circonstances et la tentative d’assassinat d’Yvan Colonna, le rapprochement immédiat de tous les prisonniers corses… La Corse aspire légitimement à une autonomie de plein droit et de plein exercice et à l’ouverture de la voie de la coofficialité. L’heure est à l’ouverture de véritables négociations ».
Une nouvelle nuit d’émeutes à Aiacciu fait une trentaine de blessés parmi les manifestants. Des groupes se déplacent dans la ville et attaquent les bâtiments publics. Le Crédit Agricole est pris d’assaut à l’aide d’une pelle mécanique, le Palais de Justice est saccagé et incendié. Un drapeau français est brûlé. Un journaliste blessé, d’autres invectivés. Des militants nationalistes s’interposent heureusement de justesse et évitent la mise à sac de la place Erignac.
10 mars. Lycées et collèges sont toujours bloqués. Les tensions restent vives. Plusieurs médias parlent de « situation insurectionnelle ». La coordination d’organisations tient une conférence de presse à Aiacciu pour appeler à manifester le dimanche.
11 mars. Le Premier Ministre annonce la levée du statut de DPS de Pierre Alessandri et Alain Ferrandi, deux autres membres du commando Erignac encore en prison, libérables depuis 2017. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur annonce dans un tweet être désigné pour ouvrir un dialogue avec les élus et informe avoir « entrepris aussitôt les premières consultations dans le dialogue (…) sur l’avenir de la Corse ». Mesures qui ne relèvent que du droit et, hélas, bien trop tardives. Yvan est toujours entre la vie et la mort.
12 mars. Dans un nouveau communiqué, l’Église de Corse annonce faire sonner les cloches de toutes les églises à midi le 13 mars pour appeler « à la paix, à l’unité et à la réconciliation. Dopu a voce di a viulenza stemu à sente a voce di a pace ».
Marie-Noëlle Acquaviva, sœur de Ghjuvan’Battì assassiné en 1987, devenu martyr de la cause nationaliste, appelle elle-aussi au calme : « Ils étaient deux amis… L’un s’appelait Ghjuvan Battista Acquaviva, l’autre Yvan Colonna. Ils faisaient leurs études ensemble à Nice et ils partageaient le même idéal pour les Corses et pour la Corse. Ghjuvan Battista a trouvé la mort à 27 ans, déjà victime d’une complicité de l’État en 1987 et aujourd’hui, c’est Yvan qui en est à son tour la victime. O ghjuventù ! 35 anni dopu, il nous faut donc revivre les drames qui nous ont déjà tant fait souffrir, causé tant de chagrins : les larmes, les angoisses, les nuits blanches, la colère, la haine même, l’impuissance, les désirs de vengeance, le besoin de vérité, l’absence, le désespoir… Ci vole à campà, parce que la vie est un devoir pour chacun, pè i nostri, pè a Corsica… Lutter pour notre idéal, mais sans jamais retomber dans le piège fatal qui nous est toujours tendu : croire que « le pouvoir est au bout du fusil » alors que le fusil est entre les mains de l’État qui assassine ! Comment croire, comment accepter que vous puissiez encore offrir à cet État indigne, la moindre de vos égratignures, la moindre parcelle de votre liberté, ou pire encore votre vie qui est à tous si précieuse. Cet État n’est digne d’aucun de vos sacrifices ! Le péril de la violence conjuré, c’est à vous que revient la responsabilité de définir les objectifs, les modalités de ce calendrier. Agissez sans violence, agissez dans l’union, agissez dans la plus grande des dignités, agissez dans le respect de l’immense douleur de la famille d’Yvan ».
De Paris, de Barcelone, du Pays Basque, de Sicile et jusque sur des banderoles sur les stades de football de clubs français, parviennent des images de rassemblements réclamant « ghjustizia pour Yvan ». Les communiqués de soutien, les prises de positions politiques de toutes tendances se multiplient.
13 mars. 10 à 12.000 personnes défilent encore à Bastia sous la pluie aux cris de « Libertà », « statu francese assassinu » et de chants patriotes : le mot d’ordre reste la colère. Là encore, la manifestation n’a pas le temps de se terminer que déjà les premiers tirs s’échangent.
Le soir jusqu’à environ 22h, coktails molotov pour les uns (environ 200 jeunes préparés avec masques et lunettes de protection), bombes à lacrymogènes, de dispersion, ou tirs LBD pour les autres, se succèdent. La Direction départementale des Finances publiques est incendiée, quartier de la gare, Novelty et boulevard Paoli sont le théâtre des affrontements.
Le bilan (encore provisoire) est lourd, 70 blessés, 44 parmi les forces de l’ordre, 25 chez les manifestants ainsi qu’un passant. Là encore, on passe près de la catastrophe. Des manifestants s’interposent pour protéger un CRS frappé, dépouillé de son bouclier et de son arme. La préfecture annonce des blessures « compatibles avec l’usage d’un tir aux plombs » parmi les policiers… des combats de rue de plus en plus violents que des mesures qui auraient dû être prises depuis longtemps ne suffiront pas à calmer. La présence des médias continentaux en témoigne : des dizaines de reporters arrivés pour couvrir les événements alors que la Corse d’ordinaire se débat sans écho médiatique face aux injustices qui lui sont faites. « Depuis 2015, on vote autonomiste, ça n’a rien changé. L’État Français parle de démocratie et de droits de l’homme mais ils ne respectent rien du tout. Pour faire avancer les choses, il faut de la violence » explique un jeune au micro de l’un d’eux.
Corse-Matin publie un sondage Ifop : 54 % des français estiment que l’État a une responsabilité politique dans la tentative d’assassinat contre Yvan Colonna (86 % parmi les résidents corses, 53 % pour ceux résidant sur le continent). Néanmoins, 43 % seulement partagent l’indignation dans l’île (67 % en Corse, 42 % ailleurs). La levée du statut de DPS est approuvée à 59 % (78 % en Corse, 57 % ailleurs) et 53 % sont favorables à un statut d’autonomie. Ce sont les sympathisants de droite (70 %), de France Insoumise (68 %), de Zemmour (61 %) ou de LREM (55%) qui y sont le moins favorables. Et Europe Écologie (56 %) et le RN (53 %) qui le sont le plus. 35 % se disent favorables à l’indépendance (mais avec 68 % de personnes d’origine Corse qui y sont opposées, contre 59 % chez les continentaux sans lien avec l’île).
14 mars. Les députés corses rejoints par leur groupe Liberté et Territoires et par les députés de cinq autres groupes parlementaires (UDI, Socialistes, Gauche Démocrate et Républicaine, France Insoumise, Modem) réclament par des paroles fortes réponse aux revendications exposées lors des manifestations : enquête parlementaire, libération des prisonniers, solution politique négociée. « La colère, l’indignation, la mobilisation, c’est un torrent qui vient synthétiser les défiances de Paris vis-à-vis de la Corse durant ce quinquennat. Nous regrettons les violences mais le seul et unique responsable, c’est l’État, le gouvernement ». Ils préviennent : « il n’y aurait rien de pire qu’un énième rendez-vous manqué. L’embrasement serait devant nous et pas derrière ».
Les trois syndicats étudiants demandent au gouvernement à répondre aux revendications portées durant la manifestation de Bastia. Ils appellent à « un blocage total des institutions et les syndicats de travailleurs à engager des mouvements de grève ».
Les lycéens lancent le même appel et demandent à participer aux discussions.
Gérald Darmanin « appelle au retour au calme sans délais, sans lequel aucun dialogue ne peut débuter ». « Le gouvernement a entendu les demandes des élus de Corse sur l’avenir institutionnel, économique, social ou culturel de l’île, notamment celles du Président du Conseil exécutif, Gilles Simeoni » dit-il. Era ora ! Après avoir délégitimé par des attaques incessantes les institutions de l’île, il annonce sa venue en Corse pour « ouvrir un cycle sans précédent de discussions dès ce mercredi avec l’ensemble des élus et des forces vives de l’île visant à trouver les conditions d’une telle évolution de la Corse dans la République, ainsi que le prévoit la Constitution ».
Cela suffira-t-il à colmater la fracture dont parlait Arritti la semaine dernière et à ramener le calme alors que chaque blessé renforce la révolte ? Une nouvelle réunion se tenait à Corti lundi soir pour renforcer la mobilisation. Fin’tantu chì ghjustizia è verità ùn saranu resu à Yvan Colonna, pare impussìbule à calmà a còllera. •