Déjà plus d’une trentaine de personnes auditionnées : la Commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna enchaîne les séances à un rythme imposant. Le 28 mars, Matthieu Quinquis, président de l’Observatoire international des prisons, et Mme Prune Missoffe, responsable analyses et playdoyer de l’OIP, étaient entendus. Le 23 mars, à huis-clos, ce sont deux responsables du renseignement pénitentiaire qui étaient auditionnés pour la seconde fois… avec des propos toujours aussi contradictoires !
« La section française de l’OIP est une association créée en 1996 qui agit pour le respect des droits de l’homme et des droits fondamentaux en milieu carcéral, œuvre à l’amélioration de la détention des personnes incarcérées et de manière générale promeut un recours plus limité à l’emprisonnement » a introduit Jean Félix Acquaviva. C’est donc un acteur majeur reconnu pour ses analyses du milieu carcéral. M. Quinquis souligne l’indépendance de l’OIP, son rôle d’observatoire et d’alerte, vis-à-vis des conditions d’incarcération mais aussi du suivi des personnes « en milieu ouvert ». Il dit porter un regard « extérieur » à l’affaire qui occupe la commission et préfère se placer dans ce seul rôle. Il déplore « une politique pénitentiaire qui depuis 20-30 ans s’est incroyablement durcie dans le traitement de certaines catégories pénales et notamment les personnes écrouées pour des faits de terrorisme » qui concerne « plus de 72.000 personnes détenues et plusieurs milliers de proches, de membres de familles des intéressés ». Il appelle à « la détermination de règles, de cadres et de normes clairs, prévisibles, précis » et dénonce la mise en œuvre du répertoire DPS, le développement des outils de prise en charge de la radicalisation, le durcissement des conditions de détention, le non-respect des droits fondamentaux, « le déploiement constant d’outils de contrôle et de surveillance qui restreignent drastiquement la liberté des personnes détenues ».
« Les faits dont il est question dans cette commission d’enquête ne sont pas représentatifs de la prise en charge des personnes dites radicalisées en prison » ajoute Mme Prune Missoffe qui craint qu’ils ne « viennent alimenter un durcissement » dans le contexte.
Ce constat – réel – rend d’autant plus inexplicables encore une fois toutes les facilités qui ont conduit Franck Elong Abé à agresser mortellement Yvan Colonna.
L’OIP décrit un univers sans droits pour les détenus radicalisés où « on crée la peine après la peine ». Ce qui crée « un climat de violences et de tensions avec une grande carence dans la prise en charge des personnes » dit encore Mme Prune Missoffe avec notamment « le défaut de prises en charge psychiatrique » (2/3 des personnes incarcérées selon l’OMS).
Interrogé par Jean Félix Acquaviva sur le non rapprochement des détenus corses, M. Quinquis rappelle que l’OIP a critiqué la circulaire DPS et le Conseil d’État lui a donné raison « sur plusieurs points ». Créé en 1967 ce répertoire « au fil du temps s’est durci », constate l’OIP qui dénonce « une inscription infinie » dès lors que le critère judiciaire pèse alors qu’il n’a pas vocation à changer. Aucun texte, règlement ou instruction ministérielle, ne prévoit la durée de l’inscription déplore Matthieu Quinquis. L’examen annuel avec réévaluation devrait être mieux encadré : « on est face à des recours parfaitement ineffectifs ». Il demande la possibilité d’une contestation par « présomption d’urgence » au moyen d’un « référé suspension qui accompagnerait un recours en annulation ». Il dénonce les conséquences de ce statut sur les conditions de détention des détenus mais aussi sur leurs proches. Position confortée par plusieurs organismes européens, notamment le Comité de prévention de la torture du Conseil de l’Europe.
L’audition le 7 mars de Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces (DACG) au ministère de la Justice n’a guère apporté d’éléments nouveaux. Encore un organisme parmi les innombrables intervenant en prison, qui se dit non concerné par l’affaire ! La DACG est là pour établir la norme et suivre sa mise en œuvre, par pour se prononcer sur des situations particulières dira M. Christen. Sur une question du président, il n’a pas souvenir d’intervention politique dans le dossier des condamnés de l’affaire Erignac pour la levée du statut DPS ou pour leur rapprochement. Mais, relancé, il finit par dire : « si la question a été abordée, ça a été abordé sous l’angle assez rapide de, vu les faits pour lesquels les personnes concernées sont condamnées, on n’a pas de levée du statut DPS ». À part ça, on nous dira qu’il n’y pas de gestion politique !
Enfin, le 23 mars, le chef de la cellule interrégionale du renseignement pénitentiaire (CIRP) de Marseille et le délégué local au renseignement pénitentiaire (DLRP) de la centrale d’Arles étaient entendus pour la seconde fois par la commission d’enquête. Audition à huis-clos à la demande des intéressés mais dont le compte-rendu est accessible. Ce sont eux qui avaient fait valoir le « secret défense » sur la question « Franck Elong Abé pouvait-il être une source du renseignement pénitentiaire ? » Le CIRP cette fois répond : « Franck Elong Abé n’est pas une source du renseignement pénitentiaire et ne l’a jamais été. J’ai eu l’autorisation de vous donner cette information »… Mais pourquoi donc s’être retranché précédemment derrière le « secret défense » ?
« Individu extrêmement dangereux », « au comportement lourd », « aguerri à l’utilisation des armes de guerre », « haut du spectre des terroristes islamistes ». « Est-ce bien ce que vous retenez de votre connaissance de la dangerosité de l’individu à son entrée dans la maison centrale d’Arles ? » interroge le président… Le CIRP acquiesce mais nuance : « Quand on considère qu’un individu est “haut de spectre”, c’est qu’il présente une dangerosité dans un certain contexte, qui varie selon qu’il est libre ou incarcéré. Un individu comme Franck Elong Abé, combattant, très ancré idéologiquement, présentait une dangerosité terroriste absolument certaine pour peu qu’il eût été remis en liberté. Cela dit, une fois en détention, une nouvelle évaluation est faite de sa dangerosité compte tenu de l’incarcération. La prison a pour fonction de maîtriser la dangerosité des individus – en tout cas d’essayer de le faire –, de la contenir, d’entraver leur liberté »… Or Franck Elong Abé n’était pas entravé ! Le CIRP ajoute : « le renseignement pénitentiaire n’a jamais considéré que Franck Elong Abé, pendant son passage en détention à Arles, constituait une menace imminente pour la sécurité de l’établissement ». Ce qui contredit de précédentes auditions d’agents ayant fait remonter plusieurs incidents et des Commissions CPU réclamant son transfert en Quartier d’évaluation de la radicalisation (QER). Auxquels s’ajoutent des menaces proférés la veille de l’agression mortelle. « À Arles. Il y a là, à tout le moins, une faute lourde concernant la surveillance accrue dont il aurait dû faire l’objet pendant son parcours carcéral, qui nous interpelle grandement » commente le président.
« Vous avez indiqué lors de votre dernière audition que, pour le renseignement pénitentiaire, des évolutions étaient intervenues qui confirmaient la thèse du blasphème pour expliquer l’acte. Sans entrer dans le détail, cela signifie-t-il qu’à part les déclarations de Franck Elong Abé lui-même, des témoignages directs permettent d’étayer ce motif ? » interroge-t-il encore. Mais le chef de la CIRP botte en touche : « je ne pourrai malheureusement pas en parler, car les faits sont judiciarisés. » Après le « secret défense », voilà le « secret de l’instruction » !
Mais il ajoute : « aucun directeur n’aurait pris le risque de sortir ce détenu de l’isolement et de le classer dans une formation jardins et espaces verts, puis au travail, sans avoir évalué les choses avec justesse. Ces décisions ont été prises en ayant parfaitement conscience du fait qu’il présentait une dangerosité et qu’il fallait rester vigilant vis-à-vis de son évolution, mais rien dans son comportement ne laissait penser qu’il ne pouvait pas, a priori, accéder à ce retour en détention et à ce classement, d’autant – j’y insiste lourdement – que sa sortie approchait et qu’il s’agissait de la préparer. Il fallait absolument le resocialiser. Et son comportement à Arles n’empêchait pas que l’on entreprenne cette resocialisation. » Stupéfiant de contradictions !
« Un individu qui a un problème avec le personnel en août 2021, reçoit pour cette raison une sanction disciplinaire le 12 septembre et est nommé à un emploi le 28 du même mois ; vous comprenez bien que cela ne va pas – et pas seulement pour nous » s’agace le président qui rappelle que les membres de l’Inspection Générale de la justice, tous anciens directeurs ont qualifié d’« impensable qu’il soit en détention ordinaire, d’une part, et occupe un emploi général, d’autre part ». Même remarque d’anciens Gardes des Sceaux et d’acteurs de l’administration pénitentiaire : « il aurait dû soit être hospitalisé, s’il avait des troubles, soit à l’isolement, soit en QER – vu ce qui ressort du rapport de l’Inspection générale de la justice, dont les avis des CPU » dit encore Jean Félix Acquaviva.
Même chose concernant la non inscription de la menace « je vais le tuer » au fichier Genesis, « nous ne sommes pas en situation de juger la façon dont la direction ou la détention ont traité la remontée d’une telle information » se cantonne à dire le CIRP renvoyant la balle au délégué local qui concède : « Sur le principe, en effet, lorsqu’on peut entendre un TIS ou un DPS dire dans sa cellule “Je vais le tuer” et qu’on constate que, dans le même temps, il vide sa cellule, ces éléments doivent alerter la hiérarchie de la détention, qui doit à son tour alerter le renseignement pénitentiaire, et le détenu doit faire l’objet de mesures de vigilance supplémentaires. » Mais la connaissance de cette information n’est arrivée « qu’a posteriori » dit le le DLRP.
« Dans la mesure où l’on aurait clairement identifié que c’était bien Franck Elong Abé qui avait prononcé la phrase et quel était l’individu visé, il aurait évidemment fallu avoir une vigilance extrême. Cela n’a pas été le cas en l’occurrence » reprend le CIRP (sic).
Sur une question de Mme Amiot (LFI) sur la possibilité de modifier ou supprimer des informations sur Genesis, le CIRP répond : « nous ne sommes pas administrateurs de cet applicatif et n’intervenons donc pas dessus. » Mme Amiot relance sur la capacité ou non à modifier ce fichier d’informations. « Ma réponse sera : je ne sais pas » ajoute le CIRP.
« Le doute persistera donc » se désole le président.
D’autres échanges augmentent le trouble de la gestion du fichier Genesis disposant d’onglets supplémentaires renseignés pendant que le fichier ne l’était pas… et toujours cette interrogation d’aucune information apparaissant un mois avant l’agression, alors que le fichier était régulièrement renseigné auparavant y compris pour des faits bien moins graves. Mais la commission n’obtiendra pas davantage d’informations des deux auditionnés.
Le CIRP veut néanmoins faire une mise au point : « Il me semble important de le dire clairement à la commission : le renseignement pénitentiaire n’a pas tué ou fait tuer Yvan Colonna ».
Jean Félix Acquaviva ne manque pas de rebondir, rappelant encore une fois les faits graves qui se sont produits, le chef d’inculpation d’assassinat, la préméditation avérée, les multiples dysfonctionnements qui l’ont permis. « Nous nous posons effectivement beaucoup de questions » dit le président qui interroge encore sur les sources complémentaires d’informations sur la dangerosité du détenu : SNRP ou DGSI ? Cela relève « davantage d’éléments judiciaires, donc du PNAT » répond le CIRP. Fin de l’audition. •
F.G.
SNRP : Service national du renseignement pénitentiaire.
DGSI : Direction générale sécurité intérieure.
PNAT : Parquet national anti-terroriste.