Wanda Mastor          

« La Corse est une clandestine constitutionnelle »

Qui mieux que son auteure pour présenter le « Rapport sur l’évolution institutionnelle de la Corse » ? Wanda Mastor est professeur agrégée de droit public à l’université Toulouse Capitole. C’est une constitutionnaliste reconnue, qui a déjà travaillé pour la Collectivité de Corse par le passé, notamment en 2013 avec le feu professeur Guy Carcassonne qui avait été sollicité par Paul Giacobbi sur les évolutions institutionnelles possibles. Puis le président de l’Assemblée de Corse, Jean Guy Talamoni, l’avait interrogée en 2018 pour envisager la voie d’une insertion de la Corse dans la Constitution. Dans ce nouveau rapport, elle soulève l’anomalie de la non-inscription de la Corse dans la Constitution et les évidences d’un statut d’autonomie pour l’île. Interview.

 

Votre rapport pourrait faire date, pour peu que le gouvernement se saisisse enfin des revendications de la Corse, présentez-nous brièvement ce travail…

Le Président du Conseil exécutif souhaitait que je développe de nouveau l’argument en faveur de l’autonomie de la Corse, mais pas seulement. Il a également voulu que je fasse des propositions en faveur de ce qu’il a appelé une « meilleure respiration démocratique », en pensant notamment aux droits de l’opposition et une plus grande implication directe des citoyens. C’est aussi lui qui a eu l’idée d’interroger diverses personnalités « actrices » de nos institutions. J’ai ensuite élargi la palette de ces dernières à des acteurs nationaux de l’évolution institutionnelle de la Corse tel que Pierre Joxe ainsi qu’à des présidents et vice-présidents de régions d’îles autonomes méditerranéennes (les Baléares et la Sicile). Partant de cette feuille de route, j’ai construit mon travail autour de deux axes : l’amélioration du fonctionnement de l’existant d’une part, l’évolution du statut de la Corse d’autre part. Je n’avais que quatre semaines pour mener les entretiens et rédiger le corps de mon travail mais grâce à une bonne organisation et la qualité de l’accueil que m’ont réservé les personnes sollicitées, j’ai réussi à rendre mon rapport dans les temps impartis. Outre le développement des arguments, le rapport comporte deux annexes : le tableau récapitulatif de mes quinze propositions d’une part, et le compte-rendu des vingt-huit entretiens d’autre part. Ces derniers se sont avérés fondamentaux pour l’élaboration de mes propositions. Je précise que le rapport n’était que le point de départ, certes important, d’une mission qui va durer une année. J’effectue à présent le « suivi » de mes propositions en étant à la disposition des élus et autres organes de la Collectivité et mène à présent des consultations beaucoup plus larges au sein de la société civile.

 

Pourquoi cette première partie qui explore comment améliorer l’existant, y a-t-il des failles aujourd’hui ?

Les failles, faiblesses, voire les dysfonctionnements existent dans toute administration humaine. Pas plus en Corse qu’ailleurs, contrairement à des idées fermement établies. La seule spécificité qui peut peut-être expliquer certaines choses qui pourraient être améliorées réside dans la jeunesse de nos institutions. Le premier statut particulier ne date que de 1991 ; la naissance de la Collectivité unique de 2018 : c’était hier. Cette précision étant faite, ma volonté de proposer des améliorations suivait notamment – mais pas seulement, toute amélioration étant souhaitable en elle-même – la volonté de mieux préparer les négociations avec le pouvoir central sur l’autonomie. Nous entendons souvent, en Corse et à Paris, la critique suivante : « vous voulez l’autonomie. Commencez par exercer correctement et pleinement vos compétences ». Critique que l’on retrouve dans certains entretiens que j’ai menés, y compris de la part de la classe dite nationaliste. Les deux volets de ma mission (amélioration de l’existant / revendication de l’autonomie) ne sont pas détachables. Ils sont complémentaires et se nourrissent l’un l’autre. L’existant, à savoir le fonctionnement actuel de la Collectivité, permet d’emprunter le chemin de l’autonomie ; inversement, pour mieux revendiquer cette dernière, certaines améliorations peuvent être proposées au sein de la première.

 

La question de la démocratie participative est récurrente aujourd’hui dans toutes les institutions, quelles propositions faites-vous pour lui donner réellement vie ?

Il ressort des entretiens menés que la question, bien que « récurrente » comme vous le soulignez, ne fait pas l’unanimité, loin s’en faut. Je fais partie des démocrates qui estiment que la première expression de la démocratie se fait dans les urnes. Ce qui ne signifie pas, pour autant, de se couper ensuite des citoyens, notamment de ceux qui ne se reconnaissent pas dans la majorité territoriale. Si, dans l’absolu, je ne suis pas extrêmement favorable aux conférences citoyennes qui ont d’ailleurs souvent échoué en pratique, j’y crois pour leur développement en Corse, pour des raisons tant identitaires que géographiques. À condition de faire attention à leur composition, les thèmes traités, qui doivent être limités à un grand thème relatif à la vie quotidienne des Corses, et à la prise en compte effective des résultats. Ma proposition numéro 12 consiste en la création de conférences citoyennes, appelées « Pievi », sur le thème du développement durable. Conférences qui pourraient être organisées au sein de territoires à définir (anciennes provinces par exemple), composées pour un tiers de personnes tirées au sort, un tiers de personnes désignées par l’Assemblée de Corse sur la base de candidatures, un tiers de personnes élues au sein des milieux associatif, syndicaliste et religieux.

 

La seconde partie fait part d’un sentiment d’inachevé dans les évolutions institutionnelles de la Corse. Vous dîtes notamment « la Corse ne peut demeurer au stade de la clandestinité constitutionnelle ». Explications ?

La Corse est une clandestine constitutionnelle au sens où elle existe en tant que catégorie constitutionnelle rattachée implicitement à un article de la Constitution (le 72) mais sans que son nom ne soit jamais mentionné.

 

L’autonomie est-elle pour vous une issue logique à ce que la France elle-même a reconnu devoir octroyer à la Corse ? Quel pourrait en être l’itinéraire ?

Depuis le « pacte girondin » proposé par Emmanuel Macron au projet de loi « 3DS » qui est en ce moment discuté au Parlement, l’heure est à la décongestion du pouvoir. La crise pandémique a par ailleurs mis particulièrement en avant le besoin, pour les territoires, de mieux agir au niveau de leur échelon plutôt que d’être toujours enfermés dans une logique verticale, qui plus est descendante. Il est en ce moment question de donner plus d’« autonomie » aux collectivités territoriales, dont la Corse ne serait qu’une bénéficiaire parmi les autres. Or de quelle autonomie parle-t-on ? Donner plus de pouvoir réglementaire à la Collectivité de Corse ne signifie pas lui offrir l’autonomie ; c’est améliorer la décentralisation. Or, lors des dernières élections territoriales, la grande majorité des Corses a voté soit pour l’autonomie législative, soit pour l’indépendance, pas pour un simple renforcement de la décentralisation. Tant des arguments historique (la succession des statuts législatifs particuliers de la Corse) que géographique (le fait insulaire) et démocratique (les résultats des deux dernières élections territoriales) légitiment l’autonomie de la Corse, au sein de la République. L’autonomie est ici entendue comme la possibilité pour la Collectivité d’adopter ses propres lois, et non comme la seule possibilité d’adapter les normes nationales aux spécificités locales.

 

Quid de la notion de peuple corse ?

Une autonomie doit s’accompagner d’autres réformes qui font un ensemble logique et cohérent : l’autonomie, comme le prouve l’étude du droit comparé, est avant tout une question d’identité. Elle va de pair avec la reconnaissance constitutionnelle du peuple corse et la protection, de même niveau, de la langue corse. Si ces éléments, indissociables, ne sont pas « sanctuarisés » dans la Constitution, ils demeureront fragiles, potentiellement victimes des vicissitudes du législateur et du Conseil constitutionnel. Ce fut d’ailleurs déjà le cas pour les deux. En 1991, le Conseil constitutionnel a censuré une disposition de la loi qualifiant le peuple corse de « composante du peuple français ». En 2021, il a censuré l’enseignement immersif des langues régionales dans le privé sous contrat. Réviser la Constitution est la seule manière de contourner ces deux censures. Pour ce qui est de la reconnaissance du peuple corse, les choses ont évolué depuis 1991. Depuis une révision de 2003, la Constitution reconnaît les « populations d’outre-mer ». En l’état actuel des choses, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, une révision constitutionnelle est peut-être une voie plus « sûre » que celle d’une loi ordinaire qui, si elle proclame l’existence du peuple corse, risque probablement d’être encore censurée par le Conseil constitutionnel. D’où ma proposition d’insérer la notion de peuple corse dans la Constitution. C’est l’une des questions auxquels les Corses sont attachés et qui n’est plus « impossible » à envisager juridiquement, notamment grâce à la voie tracée par l’outre-mer. •

 


 

Les 15 propositions résumées

  1. Fusionner certains agences et offices
  2. Permettre au Président du Conseil Exécutif de Corse d’ester en justice (demande ou défense) sur délégation de l’Assemblée pendant la durée de son mandat
  3. Permettre à l’Assemblée de Corse de déroger à titre expérimental à certaines dispositions de la loi sur habilitation législative
  4. Élire les membres de la commission permanente de l’Assemblée de Corse à la représentation proportionnelle au plus fort reste
  5. Confier la présidence de l’une des trois commissions organiques à un membre d’un groupe minoritaire, de l’opposition ou apparenté à l’un des deux
  6. Pour donner aux avis du CESEC leur fonction première qui est d’éclairer les élus, surtout dans le cadre des avis obligatoires, tenter d’instaurer une « bonne pratique » du délai raisonnable
  7. Élargir la conférence des présidents à la présidence de la CESEC
  8. Déléguer la présidence de la chambre des territoires à un représentant des communautés de communes
  9. Création d’un référent politique jouant le rôle d’interface entre l’Assemblea di a Ghjuventù et le Conseil exécutif
  10. Consacrer l’existence du comité d’évaluation des politiques publiques dans le règlement intérieur de l’Assemblée de Corse. Réformer sa composition pour renforcer son indépendance (absence du conseil exécutif comme membre de droit) et son caractère démocratique (augmentation des citoyens tirés au sort)
  11. Nomination d’un référent déontologique chargé de présider un comité de pilotage pour bâtir un plan anticorruption
  12. Création de conférences citoyennes corses, appelée « Pievi », sur le thème du développement durable
  13. Insérer la notion de peuple corse dans la Constitution
  14. Réviser la Constitution pour y insérer la possibilité de l’enseignement immersif des langues régionales
  15. Insertion de la Corse dans la Constitution
    – Option a minima : pouvoir d’adaptation des normes nationales à l’article 72-5
    – Option médiane : autonomie législative dans l’article 74-2
    – Option a maxima : autonomie législative avec perspective d’un référendum d’autodétermination au nouveau titre XIII Bis •

Consulter le rapport sur www.isula.corsica