Après la dissolution de l’Assemblée nationale suite aux résultats des élections européennes, le premier tour des élections législatives de ce 30 juin a provoqué la surprise en Corse. Toutes les circonscriptions ont vu se qualifier des candidats du Rassemblement national, non corses pour trois d’entre eux. Pour Arritti, le politologue André Fazi analyse cette situation inédite.
Les résultats des législatives sont historiques au niveau national et en Corse. Corse Matin titre en Une « La fin de l’exception corse ». Faites-vous un lien avec la dénationalisation de la vie politique dont vous parliez dans vos recherches depuis 2017 ?
Les résultats d’hier montreraient, au contraire, une forte renationalisation du système politique corse. Toutefois, en politique les conclusions lapidaires et définitives sont à proscrire, a fortiori sur la base d’un événement unique. Il pourrait s’agir d’une élection dite de réalignement, donc d’une rupture qui engage une reconfiguration de moyen terme, mais rien n’est certain. Il faudra attendre quelques scrutins de plus pour défendre l’idée d’un changement de cycle – donc d’une renationalisation – avec crédibilité. On y verra plus clair après les prochaines municipales et territoriales.
Quelles sont les pistes pour comprendre ces résultats ? Que pensez-vous de l’explication liée à un vote « contestataire » ?
D’abord, la dissolution impliquait une campagne très courte, et les acteurs locaux ne pouvaient mener une bonne campagne de terrain. Ensuite, le président Macron a dramatisé les enjeux, allant jusqu’à parler d’un risque de « guerre civile », même si cette dramatisation a été alimentée par l’ensemble des acteurs politiques et des médias nationaux. Enfin, lors de son annonce de dissolution, il a désigné le motif et donc son principal adversaire : la montée de l’extrême droite. Cela étant, alors même que 70-75 % des Français se disent mécontents de lui (et 40-45 % « très mécontents »), il a encore légitimé et motivé le RN qui était déjà son premier opposant. En définitive, le poids des enjeux nationaux a été démultiplié par rapport à des élections législatives ordinaires.
Pour ceux qui rejettent le plus fortement le président Macron et sa politique, il est logique de se mobiliser au maximum en faveur de son opposant principal. Cependant, on ne peut réduire le vote RN à un vote contestataire. Le mécontentement affecte positivement le vote RN, mais on ne peut occulter la dimension idéologique. Les thèmes de l’insécurité et de l’immigration restent au firmament des préoccupations de ses électeurs.
La sociologie du vote en Corse est-elle toujours aussi opaque qu’en 2022, où comprendre l’origine des votes RN dans l’île était difficile ?
Sans disposer d’au moins un grand sondage, on ne peut guère se baser que sur les caractéristiques des communes et de leur population. Cela nous offre des indications, mais qui demandent à être confirmées. En 2022, la part des ouvriers et la part des ménages ayant récemment emménagé dans la commune favorisaient le vote en faveur de la droite radicale, mais ça ne veut pas dire que tous les ouvriers votent RN ou que tous les néo-arrivants viennent du continent. En vérité, tous les grands partis ont des électorats hétéroclites, avec des électeurs aux situations et motivations diverses. La force du RN a justement été de progresser largement dans certaines franges de l’électorat, comme les jeunes ou les femmes. Vouloir réduire ce vote à une ou quelques catégories m’apparaît forcément simplificateur.
Que peut-on dire de l’abstention qui, malgré une forte baisse, n’a pas empêché le vote RN ?
Même si les candidats RN en Corse rassemblent environ trois fois plus de voix qu’aux législatives de 2022, leurs 46.127 voix sont bien en-dessous du total de Marine Le Pen et Éric Zemmour à la présidentielle de 2022, qui avaient dépassé les 60.000. Donc, la réserve de voix RN était a priori très importante. Il ne faut pas s’étonner que la hausse de la participation ne leur ait pas été défavorable.
En outre, malgré le caractère décisif de l’élection et sa dramatisation, l’abstention reste bien supérieure à celle que l’on observe dans la plupart des démocraties voisines. Lors des derniers scrutins législatifs, on a voté à 84 % en Suède et au Danemark, à 78 % aux Pays-Bas, à 76 % en Allemagne… Qu’avec de tels enjeux, plus de trois Français et de trois Corses sur dix n’aient pas jugé utile de se déplacer me paraît inquiétant.
Pensez-vous que ces résultats sont l’affirmation d’un « vote contradictoire » avec un vote nationaliste aux territoriales et RN aux nationales ou plutôt un rejet du nationalisme en Corse ?
Après presque neuf ans de pouvoir territorial qui laissent un sentiment d’inachevé, il ne faut pas s’étonner que les nationalistes corses suscitent aussi du mécontentement. Cela dit, il n’y a pas d’explication unique. Lorsque les élections, les enjeux et les candidats sont différents, il ne faut pas s’étonner que les électeurs votent différemment. Le double vote – nationaliste corse aux territoriales / nationaliste français aux présidentielles et européennes – existe, mais on ne peut le quantifier précisément. En revanche, cette poussée du RN, qui gouvernera peut-être demain, pourrait commander des clarifications idéologiques et de nouvelles convergences entre nationalistes corses. •