Docteur en Histoire, Pierre Dottelonde a étudié depuis les années 1980 l’évolution des mouvements nationalistes dans la Corse contemporaine. Il y a consacré de multiples ouvrages comme Corse la métamorphose (Albiana, 1987) ou encore Edmond Simeoni, un combat pour la Corse. Entretiens (Le Cherche midi, 2003). Dans Aux origines du nationalisme contemporain, récit d’une genèse (1959-1976) publié aux Éditions Alain Piazzola, Pierre Dottelonde décrit les fondations du mouvement nationaliste, de ses débuts à 1976, et explique comment cette transformation majeure de la société corse a pu être si rapide et radicale.
L’ouvrage distingue trois phases dans cette genèse du nationalisme corse entre fin 1959 et début 1976, comment les choses commencent-elles ?
D’abord il y a la première phase que j’ai appelé la « phase revendicative », qui débute avec la création du mouvement du 29 novembre 1959 principalement. Ce mouvement n’a rien à voir avec le nationalisme corse mais il m’a semblé essentiel de commencer par cette période-là pour expliquer comment émerge la première génération des « pères fondateurs » à laquelle appartiennent Max Simeoni ou Charles Santoni. À l’époque, il y a un certain nombre d’initiatives du gouvernement à Paris qui heurtent une partie de la population corse. En 1957, la IVe République finissante adopte un Plan d’action régionale pour la Corse. C’est la première fois depuis le début du XXe siècle que Paris semble se préoccuper de la situation de la Corse, qui est extrêmement mauvaise avec une démographie en baisse, une industrie quasiment inexistante et une agriculture moribonde. Mais avec la fin de la IVe République et l’arrivée au pouvoir de Charles De Gaulle, il y a une succession de décisions concernant la Corse : menaces sur le chemin de fer, menaces sur les dispositions dérogatoires sur le plan fiscal… Ces décisions permettent la naissance de mouvements revendicatifs qui obtiennent gain de cause sur la prolongation de ces dispositions fiscales dérogatoires par exemple. Mais ces mouvements, qui sont composés de députés, sénateurs, représentants de la Fédération des corses de Marseille et des Bouches du Rhône, et toute une série de notabilité, ne perçoivent pas qu’à ce moment-là la Corse est en train de vivre un premier tournant en quelques années.
En à peine 15 ans, les revendications évoluent de celles de voir la Corse traitée comme un département à part entière à des revendications autonomistes voire indépendantistes. Comment l’expliquer ?
La principale raison réside dans la violence et la rapidité avec laquelle la Corse traditionnelle cède le pas à une Corse nouvelle. En moins de 10 ans, vont arriver en Corse quelque 17 000 rapatriés d’Algérie, dont une partie d’origine corse, bientôt suivis de milliers d’ouvriers agricoles marocains. Outre ces bouleversements démographiques, la Corse commence à connaître un développement économique trop rapide et surtout déséquilibré. Et à Paris l’on n’imagine pas à l’époque qu’il puisse y avoir des solutions non centralisées, donc aucune réponse n’est apportée et cela entraine une radicalisation.
Qui compose cette première génération de militants ? Quelles sont leurs revendications à l’époque et comment se structure ce mouvement ?
Cette première génération apparaît à Paris, où va se créer une structure pour réunir les étudiants corses, et à Bastia autour de Paul-Marc Seta qui va rencontrer Max Simeoni. Ces deux branches de la première génération vont être amenées à prendre la mesure des problèmes démographiques par exemple et vont se réunir en 1966 pour créer le Front régionaliste corse (FRC). Mais le FRC apparait vite comme un « mariage contre-nature ». Les « Parisiens » ont une approche socialisante du régionalisme tandis que les « Bastiais » se présentent comme apolitiques et pragmatiques. Dès l’année suivante, le divorce est consommé avec la création de l’ARC, et Arritti, qui commence sa publication en décembre 1966, va jouer un grand rôle dans la diffusion de leurs idées.
Vous nous parlez de multiples événements très importants qui conduisent à la structuration d’une pensée régionaliste. Qu’est-ce qui conduit à la bascule autonomiste en 1973 ?
La première chose c’est qu’au tournant des années 1970, il y a une accélération de la pression démographique et de la modernisation de l’économie. L’agriculture se modernise, l’économie se tertiarise et il commence à y avoir un vrai développement touristique. Il y a également l’adoption par Paris d’un Schéma d’aménagement de la Corse qui vise à développer la corse presqu’exclusivement grâce au tourisme de masse et qui table aussi sur une accélération de l’immigration, notamment continentale. La deuxième chose c’est le dossier des boues rouges au printemps 1972 qui atteint son apogée début 1973 en termes de contestation. Ces deux événements vont entrainer une forme de hiatus entre l’analyse de la situation et la solution proposée qui reste une solution régionaliste. Le virage est pris à l’initiative de quelques responsables qui ne sont pas de l’ARC et qui adoptent en janvier 1973 A Chjama di u Castellare. Cet appel marque la première expression du nationalisme en tant que pensée politique et non plus en tant que sentiment, et débouche sur l’idée une revendication d’autonomie. Très rapidement, une partie de la jeunesse et le monde agricole s’emparent de cette proposition et l’ARC s’y range au cours de l’été 1973.
Comment expliquez-vous que dans le récit de l’histoire du nationalisme l’on oublie ce temps long et l’on fait débuter le nationalisme corse avec les événements d’Aléria ?
C’est l’une des raisons pour lesquelles existe ce livre. On dit souvent par facilité qu’Aleria marque le début du nationalisme corse. Aleria marque en réalité le début d’une période de quarante ans, celle que j’ai appelé « la lente et irrépressible infusion des idées nationalistes » au sein de la population mais tout nait avant. Aleria est surtout la conclusion d’une évolution qui se déroule pendant les 15 années qui précèdent. C’est un aboutissement de la même façon que la création du FLNC au printemps 1976. Aleria marque en réalité le début d’une autre période de la Corse contemporaine, celle de la révélation de la « Question corse » et de la nécessité d’y apporter une solution.
Aujourd’hui certains remettent en question la notion de « communauté de destin » théorisée par l’UPC dans les années 1970. Est-ce que cette notion est désormais dépassée ? La préoccupation démographique est-elle une constante dans l’histoire du nationalisme corse ?
Il y a déjà une « angoisse de disparition de l’ethnie corse » dans les années 1960. Il y a toujours eu cette thématique en filigrane qui apparait de façon aiguë à certains moments comme lors de l’arrivée des rapatriés au milieu des années 1960. Puis elle apparait de nouveau en première préoccupation avec l’adoption du Schéma d’aménagement de la Corse en 1971 par exemple. Mais la thématique s’apaise avec l’apparition de la notion de « communauté de destin » justement. Selon moi, cette notion n’est pas dépassée. J’ai toujours envie d’inverser les questions : qu’est-ce qu’il y a d’autre s’il n’y a pas de communauté de destin ? On ne peut pas imaginer bloquer toutes les arrivées. J’ai beaucoup lu que « la Corse ne fabrique plus de corses », je crois qu’il faut surtout s’interroger sur les moyens à mettre en œuvre pour que la Corse fabrique à nouveau des corses.
Quel est votre sentiment sur le processus d’autonomie mené par la majorité territoriale qui devrait se concrétiser en 2024 ?
Même si ça peut être insatisfaisant pour un certain nombre de responsables et de militants c’est une occasion à ne surtout pas laisser filer. Il faut sans doute éviter des calculs politiciens et se saisir de cette occasion parce que si jamais elle échoue, on en reprend pour 10 ans ou plus. La dernière fois qu’une occasion s’est présentée, même si on était loin de l’autonomie, c’était en 2003 quand Nicolas Sarkozy avait fait adopter par le Sénat et l’Assemblée nationale le projet de fusion des deux départements, et on pouvait imaginer que ça pouvait déboucher sur une autonomie à terme. Il avait organisé un référendum consultatif auprès de la population insulaire et les partisans du statu quo, comme Emile Zuccarelli, avaient tout fait pour que ce soit rejeté avec une forme de soutien indirect d’une partie du courant indépendantiste qui avait décidé de s’abstenir. Résultat, le référendum avait été rejeté à quelques centaines de voix près. •