A Maffia Nò A Vita Iè

« Ne pas se résigner »

Marie-France Giovannangeli, qui nous a quitté le 2 avril dernier, disait : « prendre la parole, c’est ne pas se résigner ». C’est ce qui a motivé les membres du collectif Maffia Nò A Vita Iè à se constituer et à agir pour sensibiliser à la lutte contre l’emprise mafieuse qui prospère lorsque justement le silence se fait, la démocratie se tait et le désespoir se répand dans la société. Depuis quatre ans que ce collectif s’est créé, ainsi qu’un autre collectif de lutte contre la mafia, le collectif Massimu Susini, après moult de leurs appels à la prise de conscience, le débat a été enfin concrètement posé. Le 17 février dernier, suite à la session extraordinaire de l’Assemblée de Corse qui s’est tenue le 18 novembre 2022, des commissions de travail ont été mises en place pour réfléchir sur les dégâts et les causes de ce fléau et les solutions à mettre en œuvre pour le combattre. Le 29 mars, pourtant, le collectif Maffia Nò A Vita Iè faisait part de son inquiétude en même temps que d’une colère contenue, en informant que trois des cinq commissions mises en place ne fonctionnaient toujours pas. « Je ne comprends pas, ça n’est pas normal » s’était ému Léo Battesti, l’un des porte-paroles du collectif. Mauvaise volonté, difficultés, simple désinvolture ? Sur un sujet aussi grave, on a du mal à trouver des explications à cette défaillance. L’Assemblée de Corse et sa Présidente ont pourtant affiché en novembre dernier leur volonté forte de pouvoir prendre des mesures dès le mois de juin 2023. Il va donc falloir mettre les bouchées doubles pour rattraper le calendrier qui avait été mis en place. D’autant que le contexte général est très inquiétant et oblige à anticiper pour protéger la démocratie. L’enjeu du réchauffement climatique particulièrement pesant dans une île au cœur de la Méditerranée, les dérives de la spéculation foncière et immobilière, les enjeux économiques et environnementaux dont notamment la question du traitement des déchets, des transports, du logement, la perte d’identité aussi, sont rejoints aujourd’hui par les tensions de la mise en panne du processus de discussion avec l’État, du contexte social explosif en France, et du réveil des clandestinités dans l’île. Le collectif est particulièrement inquiet car tout ceci nourrit les dérives qu’il dénonce.
ARRITTI fait le point avec Dominique Bianconi, cofondatrice du collectif A Maffia Nò A Vita Iè. Institutrice de métier, pilier de l’associu Svegliu Calvese qui œuvre au renouveau culturel et linguistique, écrivain, militante très impliquée dans la vie de sa région balanine, Dominique Bianconi est une figure du paysage culturel insulaire et du paysage social et citoyen. Elle répond à nos questions.

 

 

 

Le 29 mars dernier, le collectif A Maffia Nò A Vita Iè a fait part de son mécontentement sur les atermoiements d’élus après la session extraordinaire de l’Assemblée de Corse sur la lutte contre la mafia… Vous ressentez une non-volonté d’avancer ou bien n’est-ce que quelques difficultés de mise en place ?

Dominique Bianconi – Les commissions ont été mises en place le 17 février, et nous en avons été très satisfaits. Il faut souligner l’originalité et l’exemplarité de la démarche : d’autres régions que la Corse souffrent d’une emprise mafieuse accaparante, pour autant le personnel politique de la région concernée n’en fait pas un objet de débat. Il serait faux de dire qu’il y a une volonté délibérée de l’Assemblée de Corse de « mettre en panne » ces commissions.

En fait, elles n’avancent pas toutes au même rythme. Par exemple, la commission 1 « Ethique et politique publique » s’est réunie à plusieurs reprises avec une réelle efficacité, alors que la commission 3 « Commerce illicite et drogues » va péniblement tenir sa deuxième réunion le 25 avril. On peut en conclure que, s’il n’y a pas de volonté délibérée d’entrave à la bonne marche des commissions, il y a une motivation à les faire fonctionner à géométrie variable, ce qui rendra difficile le respect du calendrier annoncé par la Présidente de l’Assemblée au cours de la réunion du 17 février.

 

Comment vous impliquez vous dans ce processus ?

Les commissions sont au nombre de 5. Dans chacune d’entre elles, nous avons un représentant titulaire (T) et un remplaçant (R) :
– 1/ Ethique et politiques :  Vincent Carlotti (T) ; Léo Battesti (R)
– 2/ Secteurs particulièrement exposés : la titulaire en était Marie-France Giovanangeli ; Josette D’all’ava-Santucci (R)
– 3/ Commerces illicites et drogues : Valérie Clemens (T)
– 4/ Instruments d’analyse, droit et politiques pénales : Martin Tomasi (T) ; Elisabeth Piacentini (R)
– 5/ Enjeux éducatif, culturels et sociétaux : Dominique Bianconi (T) ; Lisandru Laban-Giuliani (R).

Chacune d’entre elles est présidée par un élu. L’Assemblée de Corse est censée mettre à disposition de leurs membres ses moyens techniques et humains (documentation nécessaire à la réflexion des commissions, recherche d’intervenants compétents dans le domaine étudié par les commissions, personnel chargé de la bonne marche des commissions et de la mise à disposition de la documentation).

Le rythme de travail est très différent d’une commission à l’autre. Le calendrier indiqué par la Présidente de l’Assemblée s’étalait entre deux étapes majeures.

La première, fin mars qui devait porter sur l’état des lieux : elle n’a pas pu se tenir, les commissions n’étant, évidemment pas prêtes.

La deuxième fin mai : nous sommes censés rendre notre copie, afin que l’Assemblée puisse tirer les conclusions de la réflexion qu’elle a initiée sur les « dérives mafieuses », lors de sa dernière session. Au moment où nous répondons à votre interview, on est en droit de se demander si nous serons prêts fin mai.

Les réunions se tiennent en visio-conférence, en télé-présence et plus rarement, en présentiel. Nous répondons toujours « présent ! » aux invitations qui nous sont faites.

 

N’êtes-vous pas un peu trop exigeants vis-à-vis de la Collectivité de Corse qui doit se démultiplier face à de multiples priorités, sans pouvoirs régaliens qui plus est ?

Sommes-nous exigeants, trop exigeants vis-à-vis de la Collectivité de Corse ? Notre collectif a été créé le 25 septembre 2019.

À l’issue de la première réunion de présen-tation à Aiacciu, notre amie Marie-France Giovannangeli, récemment disparue, était invitée dans les studios de France 3 Via Stella, pour parler de nos objectifs. Ce même jour, Gilles Simeoni lui succédait dans le studio, pour annoncer la tenue d’une session extraordinaire sur les « violences et les phénomènes mafieux qui meurtrissent l’île ». Il aura fallu trois ans pour que ce projet voit le jour. Nous sommes tenaces et patients !

Bien sûr, nous sommes conscients que la CdC ne dispose pas de pouvoirs régaliens, et que son champ d’action est limité. Mais, elle peut « donner le ton », elle peut par son action impulser des pratiques vertueuses, en s’appuyant par exemple, sur le travail d’associations comme U Levante ou encore Zeru Frazu. Elle peut poursuivre ceux qui contreviennent à l’application du Padduc dans des dossiers de permis de construire. Elle peut s’appuyer sur les préconisations de Zeru Frazu pour ce qui concerne les déchets, préconisations qui couperaient l’appétit féroce de certains mafieux.

 

L’État semble s’être un peu (enfin) mêlé de l’emprise de groupes mafieux dans l’île, il y a eu des arrestations, des discours qui ont un peu changé. Est-on sur la bonne voie ? Comment faudrait-il aller plus loin ?

Il y a effectivement, quelques frémissements qui laisseraient penser que l’État se préoccupe de la situation de notre île, particulièrement sur l’emprise dévastatrice de certaines bandes mafieuses : voilà que ces derniers mois, on a beaucoup entendu parler du gang du Petit Bar, et de certains de ses représentants les plus célèbres, parce que l’État s’est penché sur leur situation financière. Mais ce n’est pas suffisant ! Il n’y a pas qu’une bande en Corse et il faut que des « cold cases » qui traînent dans les tiroirs des enquêteurs soient résolus ; il faut que des décisions de justice concernant des problèmes de droit de l’urbanisme, et souvent de spéculation, soient appliquées. Il faut que l’État exerce son contrôle de légalité. Il faut tout ça et plus encore, pour que le citoyen retrouve confiance en la justice.

 

Tout ça dans un contexte assez délétère, côté situation politique générale. Le dialogue entre la Corse et Paris fait du surplace. La confiance en le gouvernement est au plus mal avec la réforme des retraites. Et des clandestinités s’invitent à nouveau dans le débat… Corsica n’averai mai bè ?

Oui, nous sommes dans une situation délétère ; oui, la situation est complexe : le gouvernement confronté à une situation sociale très tendue, aura-t-il le temps, la motivation, le désir de contribuer à l’apaisement de la situation en Corse ? Qui peut croire que les clandestins actuels, qui semblent parfois avoir du mal à se distinguer les uns des autres, vont servir d’aiguillon pour que la politique de la Corse tende vers l’autonomie et l’apaisement ? On peut se demander aussi comment la Corse réussirait à s’écarter de la trajectoire du capitalisme débridé qui parcourt le monde ?

Mais, tout ceci n’est pas une fatalité, et il n’y a aucune raison pour que la Corse soit condamnée au malheur ! Elle a un potentiel patrimonial tant naturel qu’architectural et historique d’une grande beauté, et elle bénéficie autant qu’elle souffre, de l’amour parfois

maladroit, de ses habitants : ils agissent parfois comme ces parents irresponsables, qui se déchirent autour de l’enfant. L’enfant devenant l’enjeu d’un combat dont la source est ailleurs. Nous traversons une période de grande confusion sociétale et intellectuelle, où le soupçon presque paranoïaque a remplacé la solidarité qui nous a sauvés à des périodes plus dures de notre histoire. Il nous faut retrouver le sens du commun, du bien commun, dans ce marasme dont seuls les mafieux sauront tirer profit.

 

Le collectif a lancé un appel à tous ceux qui souhaitent réactiver cette violence… comment faire comprendre qu’ajouter du chaos au chaos ne peut pas être porteur de mieux ?

La violence ne vient pas corriger l’injustice : elle ne fait qu’y participer ! Et même quand elle cesse enfin, elle a laissé sur son passage un traumatisme qui ressemble à une cicatrice mal refermée. Il est difficile de concevoir un développement sur des ruines.

Par contre, toutes les situations de crise font le lit des mafias. On l’a vu encore récemment en Italie avec la crise Covid qui a provoqué une crise économique, dont les mafieux ont tiré profit en rachetant des entreprises à bas prix pour recycler de l’argent sale ! la violence, la clandestinité, l’anonymat, la confusion, l’isolement, sont autant d’éléments qui favorisent le développement des entreprises mafieuses.

Contre cela, les meilleures armes restent le débat public et la démocratie participative.

 

Justement, vous avez lancé un appel à plus de citoyenneté et au combat démocratique…

Le débat : sait-on qu’il existe en France une Commission nationale du débat public « chargée de garantir le droit de toute personne vivant en France à l’information et à la participation sur les projets ou les politiques qui ont un impact sur l’environnement » ? Et si on élargissait son champ d’action à toute question soulevée par un groupe de citoyens ? Et si la faiblesse démographique de la Corse devenait un avantage pour le développement du débat public ? On pourrait imaginer ainsi que l’autonomie, sa définition, son contenu et son application, dont on parle beaucoup ces derniers temps, puissent devenir le sujet d’un débat public, qui se développerait dans les microrégions.

Quant à la démocratie participative, que l’on associe souvent au développement de dispositifs ou de pratiques favorisant l’implication des citoyens dans l’élaboration des politiques publiques, on peut considérer que des associations comme U Levante ou Zeru Frazu la pratiquent depuis longtemps, et que Tavignanu Vivu les a rejoints dans cette façon d’agir.

C’est cette attitude de citoyen responsable que nous devons encourager.

 

Concrètement, rappelez-nous vos principales revendications pour combattre ce fléau ?

Pour combattre ce fléau, nous demandons la mise en place d’un arsenal juridique, proche de celui qui existe en Italie. Contrairement à ce que disent nos détracteurs, l’appareil juridique français, qui découle d’une autre logique, d’une autre intelligence de la société, est nettement insuffisant par rapport aux faits que nous dénonçons. L’Italie qui a connu le chaos créé par la Mafia, et la multiplication d’assassinats particulièrement odieux, a su développer un ensemble de lois qui ont été appliquées avec un certain succès

C’est pourquoi, nous demandons : 1/ la reconnaissance du délit « d’association mafieuse », 2/ la confiscation des avoirs criminels qui devront être distribués à des associations à visée sociale, 3/ un véritable statut de « coopérateur de justice » (repenti), 4/ les jurys populaires, trop souvent soumis à des pressions de la part des mafieux ou de leurs alliés, remplacés par des magistrats.

Au-delà de ces mesures, il faudra sans doute, sur le long terme, envisager une véritable révolution culturelle qui fasse de la Corse un objet commun d’amour et de partage et non de convoitise. •

 


 

Appel à la GCC et au FLNC à abandonner une violence qui fait le jeu de la mafia

 

« Le collectif A Maffia Nò A Vita Iè lance un appel solennel aux jeunes qui, rassemblés sous le sigle GCC, multiplient les attentats contre élus ou citoyens, quelle que soit leur origine : nous les exhortons à cesser les actions violentes que nous condamnons fermement. Le feu, qu’ils utilisent contre les biens des personnes qu’ils veulent désigner à l’opprobre public, renvoie à la notion de “feu purificateur”, et à des pratiques d’un autre âge…

Notre message s’adresse également à ceux qui réactivent le FLNC, faisant fi des malheurs passés et des enseignements de l’histoire.

Nous invitons les uns et les autres à abandonner la violence politique, pour rejoindre les rangs des associations citoyennes qui luttent avec opiniâtreté contre les fléaux qu’ils dénoncent. La parole et l’action publique doivent être les seules armes d’un combat démocratique qui ne cesse jamais. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons construire, tous ensemble, la Corse apaisée et harmonieuse à laquelle nous aspirons.

Nous comprenons que la situation économique, sociale et culturelle à laquelle nous sommes tous confrontés puisse conduire à l’exaspération, mais il ne faut pas que l’exutoire en soit la violence ! La violence ne fait qu’ajouter à l’injustice. Elle conduit à une situation qui ne peut aller qu’en s’aggravant, et qui va déboucher sur le cycle trop bien connu de Répression, Solidarité, Violence.

Les seuls vainqueurs de cette situation chaotique seront les bandes mafieuses, qui ont des stratégies leur permettant de récolter les fruits de cette situation délétère. La haine, l’humiliation et la violence constituent le terreau de leur malfaisance, et ne sauraient en aucun cas être confondues avec une manifestation de la justice. L’heure est au renforcement de la mobilisation citoyenne. » •

Communiqué du 12.04.2023