Commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna

Audition du Premier ministre Jean Castex

Ce mardi 8 mars, l’ancien Premier ministre Jean Castex était auditionné par la Commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna. Une séance grave qui illustre à quel point deux mondes séparent la Corse et Paris. Extraits.

 

 

Comme il est d’usage, l’audition débute par le prêté serment du ministre… Jean Félix Acquaviva introduit avec gravité : « Vous êtes à la fois le dernier responsable politique à avoir maintenu le statut de Détenu Particulièrement Signalé d’Yvan Colonna, et le premier, le seul, à l’avoir levé, par la force des choses… ». Il énumère les faits, le rejet de levée le statut DPS, ses raisons politiques, « étrangères à la seule et stricte application du droit, ce que j’ai appelé, même si d’aucuns auraient pu considérer ces propos durs, la vengeance d’État (…) Si la levée a été décidée pour des raisons politiques, cela ne signifie-t-il pas que ce statut avait été maintenu pour des raisons politiques ? », interroge-t-il. Il rappelle « la fausse réunion de la commission locale des peines… le contentieux au tribunal de Toulon en 2012, ou le revirement de position soudain de la commission des peines de Poissy en 2022 concernant MM. Alessandri et Ferrandi », les aménagements à la prison de Borgu, les marchés passés, les travaux engagés…

Jean Castex affirme avoir refusé la levée de statut de DPS d’Yvan Colonna en 2021, « certainement pas pour des raisons politiques » mais « au vu des avis rendus », celui de la commission locale et du Parquet national anti-terroriste, tous deux défavorables, et du fait que la période de sûreté « n’était que très récemment échue ». « C’est pour des motifs de faits – le Premier ministre applique des textes – qu’il m’est apparu nécessaire de maintenir ce statut » assène le Premier ministre. On sait combien aujourd’hui cette décision a pesé sur le destin tragique d’Yvan Colonna, les députés le lui rappellent. Mais le ministre assume : « je le dis très clairement devant cette commission et dans le cadre des prérogatives qui étaient les miennes, il n’y a jamais eu en aucun cas de recherche de vengeance d’État. C’est l’application des textes ».

Quant à la levée de ce statut le 8 mars au lendemain des faits, la décision a été prise « pour des raisons humanitaires » dit le Premier ministre, qui avoue sa « perplexité » quant à l’absence de surveillance des détenus DPS.

 

Un propos liminaire qui ne satisfait pas. Jean Félix Acquaviva rappelle que la levée du statut DPS était importante par rapport à la demande de rapprochement familial : « Yvan Colonna ne voyait plus sa mère depuis 15 ans. Il ne voyait plus son jeune fils depuis 3 ans ». Le député souligne les contradictions dans l’« application des textes », avec, concernant Alessandri par exemple, trois commissions locales successives réclamant la levée du statut DPS, pour autant, le ministre a continué à donner un avis défavorable, malgré les multiples appels à l’apaisement de l’Assemblée de Corse ou de six groupes de l’Assemblée nationale. « La prégnance de l’acte pour lequel ces détenus avaient été condamnés, l’assassinat d’un préfet de la République, n’a-t-il pas pesé trop dans votre décision (…) Est-ce que vous avez été amené à rencontrer la partie civile, la famille Erignac ? (…) Avez-vous échangé sur ce dossier pour prendre cette décision avec le cabinet de l’Élysée ? » interroge-t-il.

« Non je n’ai pas rencontré les parties civiles, je n’ai pas eu de contact extérieur, je regarde le dossier en mon âme et conscience (…) c’est une décision que je prends moi-même » dit le Premier ministre. Et concernant le refus de la levée du statut de Pierre Alessandri, « j’ai souvenir de l’intervention du Parquet national antiterroriste » répète-t-il visiblement gêné par cet échange qui pointe des contradictions dans ses décisions. « Dans ma mémoire j’avais, je le dis bien, des décisions défavorables » dit encore le Premier ministre. On n’en saura pas plus du détail de ces décisions pour Ferrandi et Alessandri…

 

Jean Félix Acquaviva revient sur les « discussions nourries, politiques » rapportées par les anciens députés Bruno Questel et François Pupponi, sur la question du rapprochement familial. Lequel rapprochement pouvait se conditionner soit par une levée du statut de DPS, soit par un aménagement du centre destiné à accueillir les détenus DPS. « Est-ce que vous pouvez confirmer ? » interroge le président, évoquant les travaux engagés à la prison de Borgu.

Le ministre confirme que « des échanges ont eu lieu » mais réfute concernant des travaux d’aménagement « à ma connaissance non ». Suprenant.

« Monsieur le Premier ministre, une période de sûreté échue depuis peu, est une période de sûreté échue » fait remarquer Michel Castellani, « est-ce que vous avez conscience que vous n’avez pas appliqué les textes, puisque l’application des textes vous donnaient l’autorisation, la permission, le droit de lever le statut de DPS ? »

« Les faits qui sont survenus en mars 2022 à la prison d’Arles sont absolument regrettables et condamnables » dit le Premier ministre qui ajoute, visiblement irrité, « ils étaient totalement imprévisibles et dire qu’ils découlent de ma décision de refuser la levée du statut DPS de M. Colonna, je suis désolé de vous dire que je le conteste absolument formellement ». Selon lui la commission locale mentionne la période de sûreté dans ses motifs de rejet : « c’est factuel (…) Je tiens à le répéter, je n’ai pris cette décision que pour les motifs que je vous ai indiqué et pour aucun autre, très clairement ».

Madame Amiot demande alors comment les « avis défavorable » sur lesquels s’est basé le ministre lui sont parvenus et s’il les avait lus lui-même ? « Par mon cabinet, comme il est d’usage » répond le ministre, « l’avis de la commission (…) je l’ai lu, l’autre je ne peux pas vous répondre de manière catégorique, je ne sais plus ».

Paul André Colombani revient sur les circonstances troublantes de l’agression, les anomalies de la gestion du statut de DPS et les réponses qu’attend la Corse, il lui demande de lever l’hypothèse de la « théorie du complot ».

« C’est moi qui ai pris les décisions, ce n’est pas un autre, c’est moi » répète Jean Castex, « en aucun cas, je veux le dire à vous et par-delà vous, je ne suis animé de la moindre vengeance, le moindre complot (…) il faut complètement enlever ça de l’esprit de chacune et de chacun ».

 

Laurent Marcangeli poursuit sur le contexte historique des rapports entre la Corse et Paris, y compris avec « des délits, voire des crimes » commis par des agents de l’État laissant beaucoup de « meurtrissures » dans le cœur des Corses, et du contexte également très lourd des tensions qui ont suivi l’agression d’Yvan Colonna. Il demande encore au ministre de certifier qu’il n’y a pas eu « d’intervention politique, administrative de ce que certains peuvent parfois qualifier d’État profond en vue de permettre la survenance de cet évènement dramatique ». Chjìbba !

« Rien de tout ça est banal, tout ça est grave, je comprends l’émotion » répond le ministre. « Je veux dire ici solennellement que non seulement je n’ai jamais, ni de près ni de loin, en ce sujet comme dans les autres, été l’instrument d’un moindre complot, je me demande d’ailleurs bien à quelle finalité. Mais que je n’en ai eu ni de près ni de loin, jamais, vous m’entendez bien, connaissance et que si tel avait été le cas (…) c’eût été un grave abaissement de l’État (…) je le réaffirme ici en ma qualité d’ancien chef du gouvernement de la République ».

 

Jean Félix Acquaviva, dans une colère contenue, se livre alors à une mise au point toute aussi claire : « Je pense qu’il faut rendre la dignité aux gens dans ce moment que nous vivons. Nous sommes de ceux, y compris avec nos convictions, notre histoire, les uns et les autres, qui avons toujours – toujours – en tout temps, en tout lieu, rendu la dignité aux membres de la famille Erignac, quelles qu’aient été les vicissitudes. Parce que nous savons, dans une société de proximité, ce qu’est la mort d’un homme dans une famille, nous savons ce que ça peut impliquer en termes de drames. Mais je voudrais aussi rendre la dignité à la famille d’Yvan Colonna. Voyez-vous, quand je suis dans ces débats-là je ne sur-joue pas, j’ai une image en tête. J’ai l’image de ce petit garçon de 10 ans au milieu des gens, noyé sous le monde qui tient fort la main de sa mère, à l’enterrement d’un père qu’il n’a vu que quelques fois, qui a les yeux embués, hagards, il ne sait pas où il va. J’ai les yeux du premier fils qui sert la mâchoire, j’ai les yeux aussi du père malade et de la mère qui n’a pas revu son fils depuis 15 ans. Ils n’avaient pas le droit de subir la double peine » dit avec solennité Jean Félix Acquaviva. Puis il enfonce le clou : « L’État ne peut pas dire, ni sous votre gouvernement, ni sous les gouvernements précédents, qu’il n’y avait pas de demande de rapprochement familial fondée, qu’il n’y avait pas de demande d’aménagement fondée ». Et avec plus de gravité encore, il révèle : « Je vais aller plus loin, M. le Premier ministre. Je ne vais pas vous mettre en cause personnellement, ce n’est pas çà l’enjeu. L’enjeu n’est pas là. Nous sommes députés. Je vais dire moi ce que j’ai entendu dans les couloirs (…) parce qu’on aurait pu prendre des décisions inverses durant toutes ces années. On aurait pu prendre, malgré le critère DPS, l’idée de lever ou de transférer ces personnes. On ne le faisait pas parce qu’il y avait la promesse de ne pas le faire. Parce qu’il y avait une promesse – c’est moi qui parle – en raison du traumatisme de l’assassinat du préfet Erignac. En raison de l’extrême haine (…) Le lendemain de la venue de Gérald Darmanin en Corse, lorsqu’il y a eu les drames. Nous avons été en possession de messages entre préfets en exercice. Vous entendez ce que je vous dis ? Entre préfets en exercice qui disent qu’il fallait décorer Elong Abé, qui disent qu’il a fait ce qu’ils auraient dû faire depuis bien longtemps »…

Le ministre est crispé. Le président poursuit : « Alors de me dire (…) qu’il n’y a jamais eu de haine contre ces membres-là, qu’il n’y avait pas de haine qui allait au-delà du droit, alors que dans les propos oraux pouvait nicher l’arbitraire, pour qu’ils ne soient jamais rapprochés, et encore moins libérés même s’ils avaient de bons dossiers d’aménagement de peines. Confer les appels systématiques du ministère public et du Parquet national antiterroriste (…) Cette haine a existé. Elle a existé. Et dire ça, c’est rendre la dignité à la famille d’Yvan Colonna ».

« Dans le processus, c’était deux et un. On traite peut-être les deux, lui plus tard. En raison du fait qu’il n’avait jamais avoué être le tireur. En raison du fait qu’il proclamait toujours son innocence. Et en raison du fait qu’il y avait même des démarches devant la Cour européenne de justice en cours avec ses avocats » assène encore Jean Félix Acquaviva qui rappelle la « triple peine » de la famille Colonna : la peine prononcée, le non rapprochement imposé, et « la peine de la mort in fine. Ça, factuellement, quel qu’ait été les rouages avec transfert de responsabilité. Dans une démocratie et un État de droit (…) cela n’aurait jamais dû exister. Jamais. Tout en respectant la douleur de la famille Erignac. Jamais » répète-t-il.

« Pas plus que le complot, la haine n’a jamais guidé en cette matière comme en d’autres (…) les décisions que j’ai eu la responsabilité de prendre. Il faut effectivement que tout cela s’apaise » répond le Premier ministre…

Jean Félix Acquaviva informe encore qu’outre les faits graves relevés par l’Inspection générale de la justice, il y eu « des fautes lourdes systémiques, avec des enchaînements d’actions ou d’actes de nuisance », citant notamment le fichier Genesis* et le possible « effacement des données ». Il demande l’avis du ministre sur le fait que malgré sa dangerosité Elong Abé qualifié de « haut du spectre », ait pu avoir un emploi de service général ?

« Je n’ai pas connaissance des faits tels que vous me les rapportez (…) je ne peux pas donner un avis. Il y a des suites pénales, il y a votre commission d’enquête, il y a une inspection générale, il faut tirer, soit pour les personnes concernées, soit pour le fonctionnement du système, tous les enseignements de cette dramatique affaire » conclut le ministre. •

F.G.

 

* Pour relire tous nos comptes-rendus d’auditions : arritti.corsica (rubrique Prigiuneri).
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