Le 23 août dernier à Aiacciu, lors de la 24e Université d’été de la Fédération R&PS, la Corse accueillait un élu qui fait l’actualité. Daniel Cueff, maire breton de Langouët, qui s’est distingué par son arrêté mettant à distance de 150 mètres l’usage des pesticides dans sa commune afin de protéger sa population et développer une agriculture bio. Mais la préfète de l’Ile et Vilaine, Michèle Kirry a ordonné le retrait de cet arrêté et porté plainte devant la justice. Malgré le bon sens de ce maire résistant au lobby du glyphosate, et malgré un soutien massif, le Tribunal Administratif a annulé l’arrêté.
Depuis, un peu partout en France des maires ont pris des arrêtés du même genre. Comment le développement durable peut-il être un levier pour lutter contre la précarité ? Pour y répondre donc, Daniel Cueff, mais aussi Lucien betbeder, maire de Mendione, président de l’association des maires du Pays basque qui a fait de son identité un outil inclusif au service de politiques sociales et de reconquête culturelle. Enfin, François Pernin, porte-parole du Collectif corse contre l’exclusion qui propose de s’attaquer aux causes structurelles de la pauvreté. Lydie Massard, élue à Pontivy pour l’union Démocratique bretonne – qui a bien failli être la seconde élue députée européenne pour R&PS, animait ce débat.
Avec un taux de précarité qui « n’a jamais été aussi haut », 13,5% de la population en France, alors qu’il était de 4% en 1984 (en Corse, il est de 20%), Lydie Massard dresse le décor des conditions de vie qui se dégradent pour les populations les plus fragiles : femmes, ouvriers (30% de contrats précaires), jeunes (54% d’entre eux sont touchés). « La précarité c’est 3,7M de salariés et 8M de pauvres » explique-t-elle dénonçant la « fracture sociale», avec une précarité économique qui entraîne d’autres précarités. Logement, santé, difficulté à se chauffer, à avoir des loisirs, à se cultiver, bref la pire des précarités c’est l’isolement. Pourtant, l’État injecte 690 milliards d’euros dans la protection sociale mais « ça ne marche pas » déplore Lydie Massard. «À Régions et Peuples Solidaires, on propose une autre vision de la société, on nous attend beaucoup sur les sujets de la langue, de la culture, des institutions, mais on a aussi des choses à dire quand on parle d’économie et de société ».
Daniel Cueff, maire d’une commune de 602 habitants « très résistante à l’écologie » où «100% des bocagères ont été abattues pour laisser passer l’agriculture intensive, mécanique et chimique », explique comment il a été élu, à la faveur d’une élection partielle en 1999. Peu connu, rescapé des panachages, il se trouve dans une situation où il doit faire énormément de pédagogie pour faire passer ses idées. « J’ai proposé au Conseil municipal de nous engager sur la question du développement durable. Cette notion était inconnue du langage politique… Cela nous a permis d’entrer dans une inventivité collective pour essayer de traduire dans la pratique de l’action quotidienne de la commune, ce que nous avons après appelée l’écologie sociale ».
« Toutes les décisions prises étaient décortiquées, amendées, modifiées en fonction de cette question du développement durable ». C’est ainsi qu’il implique les habitants en les invitant à réfléchir sur l’idée que : « un territoire, une commune, c’est comme un chaudron ça boue toujours par sa base, jamais par son couvercle». Même si l’État cherche à étouffer, il faut faire bouillir le chaudron pour que se concrétisent les bonnes idées ! « Faire de l’écologie plutôt que d’en parler » dit encore Daniel Cueff. «Nous sommes entrés dans la vie ordinaire des gens par une politique extrêmement sociale qui les a touchés et qui a crédibilisé le projet ». Ouverture d’une école de haute qualité environnementale, construite avec des matériaux qui rendent exceptionnelle la qualité acoustique du bâtiment. « Les enfants qui sont de parents très modestes se trouvent avec un outil extrêmement favorable aux apprentissages ». Mise en place d’une « cantine 100% bio », en apportant la démonstration que produire du bio, c’est beaucoup moins cher, avec des prix de saison, des produits plus consistants. Le prix de la cantine a ainsi diminué de moitié pour l’ensemble des familles et plus encore pour les parents les plus en difficulté. Pour y parvenir, agriculteurs bien sûr, mais aussi parents, agents de la commune, élus, construisent le projet ensemble et se l’approprient. Idem avec le locatif social, voisins, commerçants, architecte ont planché sur le projet dans un «processus de conception intégré» pour obtenir des logements très peu consommateurs en énergie : à peine 160 euros par an Langouët développe « une économie décarbonnée », la flotte de véhicules publics est électrique « pour permettre aux gens d’aller travailler sans dépenser d’essence ». En produisant elle-même son électricité, Langouët peut aider les plus démunis, mais aussi inciter les agriculteurs à produire bio en leur appliquant des tarifs plus intéressants.
Mais tout n’est pas rose non plus et certaines fois on « se heurte à l’immobilisme ». Les agriculteurs qui ont opté pour le bio connaissent une grosse réussite économique, mais d’autres ont poursuivi « et même accéléré » le développement d’une agriculture chimique «qui empoisonne nos concitoyens » dénonce le maire qui explique que «des gens modestes se sont fait faire des analyses dans lesquelles ils ont trouvé des taux de glyphosate considérables. Il s’en est suivi une déprime globale. Ils m’ont demandé de prendre un arrêté ». Daniel Cueff décide alors d’appliquer une obligation d’éloignement de 150 mètres.
« Pour moi c’était une bande d’expérimentation qui permettait de régler ce problème » explique-t-il. Une démarche extrêmement pragmatique, et « pour aider les gens les plus modestes qui n’ont pas les moyens de se défendre ».
La suite, on la connaît. Poursuites en justice et annulation de l’arrêté. Plusieurs maires ont pris le même type d’arrêté et une Tribune d’élus est parue dans Le Monde à l’initiative d’Europe Écologie les Verts pour permettre aux maires de protéger leur population sur les questions d’environnement.
Lucien Betbeder, maire de Mendione candidat sur la liste Europe Écologie et la Fédération R&PS, témoigne à son tour des actions menées pour la défense de la langue et la culture basque, comme moyen de mettre en oeuvre des politiques au service des populations.
Mendione, 850 habitants, 2300 hectares, dont 35 de terres agricoles converties en bio depuis 2009 en ges tion directe par la commune, et 10 autres mis à disposition par bail emphytéotique pour y installer une SCIC, Société Coopérative d’Intérêt pour de la production maraîchère à destination des collectivités et cantines, le tout avec « 3 temps plein et demi et un budget équilibré ». Lucien Betbeder est fier de son école publique en regroupement pédagogique intercommunal avec 110 élèves en moyenne depuis 10 ans.
Mendione accueille aussi une ikastola, école privée en langue basque, sous contrat associatif, qui s’est ouverte en 2010 avec 8 élèves et en compte aujourd’hui 70. La cantine est bio depuis un an, sert 150 repas en moyenne et, avec un temps plein et demi, « est très appréciée des enfants, des parents et évidemment des producteurs locaux ». Mendione compte aussi 11 logements communaux créés en 2011.
Le Pays Basque a connu des « choses extraordinaires », l’arrêt de la lutte armée d’ETA en 2011, le désarmement par la société civile, le processus de paix (en cours), la création en 2017 de la Communauté d’Agglomération du Pays Basque (CAPB). En 2014 Lucien Betbeder prend la présidence du Bilsar, association des maires de 158 communes du Pays Basque avec l’objectif d’être force de propositions pour la CAPB. « Le Bilsar, qui veut dire Assemblée en basque, est le porteur des revendications de la création d’un département Pays Basque qui n’a jamais pu se concrétiser malgré les démarches de la société civile et des élus de tous bords ». « Le combat pour la reconnaissance institutionnelle continue avec le projet de création d’une Collectivité à statut particulier largement inspiré par ce qui se passe en Corse ». La CAPB est un levier dont veulent se servir les Basques pour avancer sur ces questions.
Quelques exemples démontrent « comment une identité de territoire peut devenir un moteur puissant de développement, de création, d’énergie collective et de sens ». « Si l’union fait la force, l’identité renforce » dit Lucien Betbeder. Et de citer, la langue « avec l’objectif de l’acquisition d’un bilinguisme équilibré ». La première ikastola a été créée en 1969 avec 5 élèves. 50 ans plus tard, il y a 36 ikastolas dont 31 écoles primaires, 4 collèges et un lycée « déjà trop petit », soit 4000 élèves sur plus de 400 sites. « La langue basque est aujourd’hui un des moteurs de développement du Pays Basque, de sa notoriété, de sa créativité et de sa dynamique économique ».
Autre exemple, la société de capital risques Herrikoa. En 1979 des entrepreneurs se regroupent « avec la volonté de rompre avec le fatalisme ambiant et d’amorcer une dynamique collective en faveur de la création d’entreprises ». 700 personnes apportent plus de 2,5M de francs et crée la société de développement Herrikoa, pionnier de l’investissement solidaire, aujourd’hui premier partenaire en capital des petites et moyennes entreprises en Pays Basque.
328 entreprises ont été soutenues, grâce à l’apport de plus de 16M d’euros de fonds propres, contribuant à la création et à la sauvegarde de 3277 emplois directs sur une population de 300.000 habitants !
Herrikoa, on le sait, a inspiré l’expérience Femu Quì SA en Corse qui a construit sa propre réussite.
Autre domaine, l’agriculture avec de nombreuses initiatives qui ont servi le développement économique et social du pays en s’appuyant sur les revendications identitaires. C’est ainsi qu’a été créée en 2005 la Chambre d’agriculture du Pays Basque par le syndicat basque ELB avec pour objectif « contribuer au développement d’une agriculture paysanne et durable ainsi qu’à la préservation du patrimoine rural et paysan dans le cadre d’un développement local concerté ». Il met en place des filières locales, viande pour fournir la restauration collective, et blé pour faire du pain local.
En misant sur une agriculture de qualité, le Pays Basque a impulsé un développement agricole, les jeunes qui s’installent sont deux fois plus nombreux que la moyenne nationale. Sont créés, association de producteurs fermiers, appellations d’origine protégée, AMAP, association pour le maintien de l’agriculture paysanne, « accompagnant les consommateurs dans une logique d’agriculture durable, économiquement viable, socialement équitable et écologiquement saine ». 33 au total sur le Pays Basque pour une moyenne de 40 à 50 foyers. « L’enjeu est de protéger le consommateur et le véritable producteur fermier ».
Autre outil, l’Établissement Public Foncier pour lutter contre l’urbanisation à outrance et la spéculation foncière. « Le principe étant de prélever un impôt sur les droits de sol et financer ainsi un fonds qui permet aux collectivités d’acquérir des terrains afin de maîtriser l’utilisation et le coût ».
Enfin dernier exemple qui démontre bien que l’identité peut être un outil levier pour des politiques sociales. La création de l’Eusko, pour « relocaliser l’économie tout en favorisant les échanges locaux du lien social et participer au développement durable et soutenable et à la pratique de la langue basque ». Créé en 2013, l’Eusko est devenu la monnaie locale la plus importante d’Europe! «Tous les euros changés en Eusko sont reversés dans les financement des projets écologiques ou paysans de commerce de proximité et d’associations ou collectivités publiques, mais aussi dans la défense de la langue basque. » 3000 particuliers, 770 entreprises, 16 communes, la Communauté d’agglomération et ses 158 communes, ont adhérés à l’Eusko.
On le voit, culture et identité renvoie à « une certaine qualité de vie, mais aussi au vivre ensemble et à ce qui est collectif », « c’est un combat démocratique au quotidien au service de notre territoire et de notre jeunesse » conclue Lucien Betbeder.
François Pernin enchaîne sur les « causes qui font plonger une région dans la pauvreté, et le chemin choisi à l’échelon régional pour essayer de s’en sortir ». «Un problème qui perdure depuis des années, qui touche une partie de la population de façon de plus en plus importante, qui met en jeu des budgets sociaux colossaux, qui génère une économie parallèle, qui touche de plein fouet sa jeunesse, ça s’appelle un problème politique majeure » dit le porteparole du Collectif corse de lutte contre les exclusions qui regroupent 11 organisations. «Notre guerre est mondiale et le trait d’union entre cette misère et la nôtre, ce sont les migrants » dit-il encore en préambule. R&PS doit se saisir de cette question « pour que des solutions locales puissent être prises ».
La «maladie de pauvreté » ce sont des symptômes et des causes, développe François Pernin, avec « ses manques et ses renoncements ». Le manque d’argent, de logement, de mobilité, de lien social, de travail, d’emploi, de proximité de services, d’alimentation… Le renoncement, lui, « est redoutable » parce que cela signifie qu’« il y a des gens qui sont en régression » : renoncement aux soins, à l’information, à la culture, aux droits sociaux, à la vie civique aussi car dans les chiffres de l’absentéisme, il y a des gens « qui ne se sentent plus concernés par la société dans laquelle ils vivent ».
Enfin renoncement à la justice, avec parfois le recours à la vengeance.
« Finalement on renonce à la vie ».
Suicide, maladie, accidents domestiques, meurtres, disparitions, ces causes de mortalité sont aussi dues à la pauvreté. « Les plus pauvres vivent dans notre pays 13 ans de moins que les plus riches » dit encore le Dr Pernin.
Travailler sur les causes, c’est réfléchir à ce qui permet de ne pas tomber dans la précarité. Le Dr Pernin énumère cinq grands cordages de ce qu’il appelle « le parapente de la pauvreté ». Solidarités institutionnelles, solidarités sociétales, emploi, pouvoir d’achat, accès aux besoins physiologiques fondamentaux.
Chacun des cordages du parapente de la pauvreté agit sur les autres et tous doivent concourir au même but.
La Corse compte le taux de renoncement le plus élevé de France. « Il y a aussi une balkanisation des services », « une fracture numérique importante », «un délitement du lien social, une désertification de l’intérieur très importante et des associations fragilisées par la chute des subventions et par les retards de mise en route des paiements ».
Le «monotourisme nous rend fragile sur le plan économique, avec une forte saisonnalité et une déperdition des compétences » dit encore le Dr Pernin, «on a la vie plus chère qu’ailleurs et les salaires plus bas ».
On constate encore « un manque de logements plus important qu’ailleurs, 70 logements sociaux pour 1000 habitants en France, 40 pour 1000 en Corse. On a des problèmes au niveau de la santé et de gros problèmes de mobilité ». Face à cela, il y a les « vents contraires » qui traduisent « quatre déficits, de conceptualisation, d’organisation, d’imagination et de mise en oeuvre ».
La définition classique «purement monétaire » de la pauvreté s’appuyant sur un revenu médian ne correspond pas à son poids véritable et réclame d’autres indicateurs.
« Être pauvre c’est ne pas avoir les ressources, les moyens, le choix et les pouvoirs d’acquérir et de maintenir son autonomie économique et favoriser son intégration et sa participation à la société ». Les critères « touchent au logement, à l’emploi, aux transports, au revenu, aux soins personnels, à l’éducation, à la santé, à l’alimentation, aux services bancaires, à l’environnement, aux besoins des enfants, à la vie sociale, à l’habillement…»
Il faut une « approche systémique et de l’intelligence collective ». Il faut « humaniser » nos politiques dit le Dr Pernin. Et d’énumérer la méthode corse : charte territoriale de lutte contre la précarité, au centre du Plan d’Aménagement et de Développement Durable, avec un chef d’orchestre, le président du Conseil Exécutif, aidé d’une conseillère exécutive en charge de la question sociale, un service du développement social avec une cellule plus particulière pour la lutte contre la précarité et une transversalité voulue des offices et agences. Enfin la planification, à travers le Plan de lutte contre la précarité, notamment ses volets logement, jeunesse, santé et toute une série de mesures permettant une concertation et une co-construction des politiques. La Conférence des acteurs sociaux, l’annuaire des acteurs sociaux, la charte sur les 250 produits de base, l’étude des transports sur le continent, les logements pour les femmes victimes de violence, la carta ritirata, Corsica Sulidaria, fonds social de solidarité, ou encore des initiatives privées comme celle de la Fondation Crédit Agricole pour la rénovation de logements HLM.
«Ce plan de lutte contre la précarité c’est le premier chapitre d’un plan plus global qu’il faut continuer à écrire. Il faut s’occuper de savoir pourquoi nos politiques dysfonctionnent dans leur mise en oeuvre ou dans leur conception, et corriger le tir. »
Tamanta strada !