Une première !

700 homicides en 40 ans attribués à la « criminalité organisée ». 25 bandes pénétrant tous les secteurs de l’économie, selon le procureur de la République Jean Jacques Fagni, pesant sur les victimes et sur la société, pressions voire « porosités » politiques, menaces sur les collectifs ou associations qui dénoncent ces phénomènes… ces constats suffisent à révéler les ingrédients d’un phénomène mafieux en Corse.
Des premiers travaux de la commission Violence à la Collectivité Territoriale de Corse sous la mandature de Dominique Bucchini il y a 12 ans (décembre 2010), à la session spéciale consacrée aux dérives mafieuses ce 18 novembre 2022, trop de sang a encore coulé… Depuis l’assassinat de Massimu Susini et la création des deux collectifs anti-mafia (2019), jusqu’à cette session témoignant de la volonté de la Collectivité de Corse de se saisir du phénomène, trois années ont passées avant de trouver les conditions les meilleures pour entamer ce débat indispensable.
Cette session est cependant une première pour la Corse, et à l’échelle de la France. Pour la première fois, des élus toutes tendances confondues, débattent au plus haut niveau institutionnel sur les périls de l’emprise mafieuse et des indispensables mesures à prendre pour protéger la démocratie.

La démarche entreprise n’est qu’un début, les différents échanges n’ont pas totalement satisfait. Tout n’a pas été dit. Des aspects et non des moindres ont pu être occultés. Le groupe de droite a tenté de dévier le débat et n’a pas participé au vote. Mais cette première étape indispensable ouvre une voie salvatrice. Elle est une reconnaissance en tous les cas du phénomène, de ces réalités prégnantes et des dénonciations faites par les collectifs et les associations qui œuvrent sur le terrain. Il faudra rester attentif à la suite des travaux. En attendant, la résolution prise à l’unanimité (moins la non-participation de Soffiu Novu) ce 18 novembre est un signal lancé aux bandes mafieuses, au peuple corse, à l’État. C’est un engagement. Il va falloir poursuivre. C’est vital. La mafia ne peut pas prospérer en terrain démocratique. Elle ne peut pas se développer dans la lumière et dans le respect des règles et procédures qui régissent la société. C’est notre arme.

Tout un chacun peut se reporter sur les vidéos de l’Assemblée de Corse pour suivre les différentes prises de positions du président du Conseil exécutif, des groupes, ou les réactions des collectifs. En préalable, la présidente Nanette Maupertuis a fait une synthèse des différentes auditions qui se sont tenues depuis la fin de l’année 2019.

 

De nombreux invités au débat

13 acteurs ont été entendus : le président Dominique Bucchini, les associations des maires du Pumonte et du Cismonte, les collectifs Massimu Susini et A Mafia Nò A Vita Iè, les associations œuvrant pour la défense de l’environnement (U Levante, ABCDE, Le Garde), la section corse de la Ligue des Droits de l’Homme, les instances consultatives de la Collectivité de Corse (Conseil économique social environnemental et culturel, Assemblea di a Ghjuventù), les représentants de la presse, une plateforme citoyenne*. La présidente a décortiqué en quatre axes principaux les échanges et contributions : état des lieux et ressenti de la situation, qualification du phénomène criminel, attentes vis-à-vis de l’État et vis-à-vis des élus de la Corse, de la Collectivité en particulier.

Parmi les invités, Dominique Bucchini, ancien président de l’Assemblée de Corse.

 

Le premier axe ne permet pas de faire un état des lieux objectif et pertinent de la criminalité organisée explique la présidente. La non-participation des services de l’État, police et justice alors qu’ils sont détenteurs des principales informations, est un problème souligné par tous. Ni dans les auditions, ni lors de cette session, les services de l’État n’ont souhaité intervenir alors qu’ils détiennent le pouvoir régalien pour agir. L’absence de résultat dans les enquêtes policières, comme les décisions de justice, génère un sentiment d’impuissance des pouvoirs publics et une impression d’impunité pour les criminels. De même, l’absence de bilans chiffrés conforte le manque de confiance de la population.

Le besoin d’un système local d’informations, de collectes et de recherches scientifiques partagés a donc été souligné. Comme a été souligné le refus de transmettre à la CdC le rapport de la JIRS.

 

“ Il y a une mafia en Corse ”

Assassinats, pressions sur le monde économique, menaces, sont dénoncés par tous. Certains maires avouent leur solitude et leurs difficultés parfois à pouvoir exercer leur mandat. Nombre d’auditionnés soulignent les effets néfastes de la concentration du pouvoir dans l’économie et dans les institutions publiques. Les violences sociales (chômage, précarité, échec scolaire, addictions) offrent un terreau au développement des dérives mafieuses, comme aussi la perte de valeurs, la dévalorisation du travail, la quête d’argent facile, les égoïsmes… Les secteurs privilégiés par le crime organisé par le biais de mécanismes spéculatifs ou de recyclage d’argent sale sont identifiés : foncier et immobilier, BTP, déchets, transport, commerce.

Les collectifs proposent la création d’un Observatoire associant élus et associations pour centraliser l’information et mesurer l’ampleur de la pénétration au sein du corps social afin d’avoir un état des lieux suffisamment objectif et précis.

L’intérêt de la mise en œuvre avec l’Université de recherches adaptées et de coopérations au niveau européen, notamment avec les universités italiennes, a été avancé, ainsi que la nécessité d’une étude approfondie de différents secteurs de l’économie, notamment du tourisme.

 

Il y a une mafia en Corse, affirment les deux collectifs et la plateforme citoyenne. Elle est en pleine expansion, et concerne l’ensemble des secteurs de la société. Le collectif Massimu Susini déplore le déni des élus sur l’emploi du mot mafia. La Ligue des Droits de l’Homme est plus nuancée, le terme de mafia renvoie à la situation sicilienne et suppose une structure criminelle centralisée, hiérarchisée, voire militaire, réclamant des réponses exceptionnelles et dérogatoires au droit ordinaire et à ses garanties. La ligue n’y est pas favorable et l’Assemblea di a Ghjuventù (en 2020) a fait part des mêmes réticences.

Mais les échanges de novembre 2022 semblent dégager un point d’équilibre dans la définition du phénomène, selon la formulation proposée par le président du Conseil Exécutif qui reprenait alors la définition du journaliste spécialisé, Salvatore Cosimano : il y a un comportement mafieux dès lors que l’interlocuteur dispose d’une réserve de violence dont il est prêt à faire usage dans la discussion.

 

Des attentes vis-à-vis de l’État

Les attentes vis-à-vis de l’État s’organisent autour de deux volets : le volet répressif et le volet d’investigation, avec un net clivage entre les auditionnés. Pour les collectifs, on ne pourra contrer l’emprise mafieuse dans le cadre du droit ordinaire. La gravité de la menace réclame des dispositifs dérogatoires suivant l’exemple italien. A Mafia Nò A Vita Iè demande l’introduction d’un délit d’association mafieuse au code Pénal, la saisine systématique des patrimoines et leur réaffectation à des associations d’utilité sociale, la création d’un pôle anti-mafia dans l’île et de Cours d’Appel professionnalisées dépourvues de jury populaire, ainsi que l’évolution du statut de repenti et son extension aux crimes de sang.

Le collectif Massimu Susini réclame l’intégration au droit français de l’arsenal élaboré par l’anti-mafia italienne. La plateforme citoyenne rejoint ces propositions.

La Ligue des Droits de l’Homme considère que les moyens existants dans le cadre du droit ordinaire sont insuffisamment utilisés. Elle s’oppose à la création de mesures juridiques d’exception, alerte sur le risque de régression démocratique et rappelle que la JIRS n’a pas apporté la démonstration de son efficacité.

L’Assemblea di a Ghjuventù (en 2020) partage cette position, de même qu’une majorité des membres de la Conférence des présidents. Les groupes nationalistes ne sont pas favorables à ce que l’État, dont l’action dans l’île n’apparaît pas crédible, se dote d’un nouvel arsenal répressif dérogatoire qui pourrait être détourné de son objet.

Concernant l’investigation, les avis convergent sur la nécessité d’un renforcement des moyens, notamment en matière d’investigation patrimoniale et financière. Tous ont dénoncé la réforme en cours de la police judiciaire, rejoignant policiers, avocats et magistrats qui s’élèvent contre cette réforme.

A Mafia Nò A Vita Iè dénonce aussi la réforme du Garde des Sceaux qui prévoit la clôture des enquêtes au bout d’un certain délai en l’absence d’éléments nouveaux, alors que les circuits de blanchiment d’argent complexifient et rallongent les investigations. De même, au niveau européen, les écoutes téléphoniques pourraient être limitées alors qu’elles s’avèrent souvent le seul moyen d’obtenir des informations à charge et qu’il faudrait au contraire accroître les moyens d’expertise d’investigation.

La Ligue des Droits de l’Homme conteste les compétences octroyées à la JIRS, qu’elle estime trop éloignée du terrain. Elle prône le renforcement du rôle du pôle économique et financier installé à Bastia, plus efficace car plus proche du terrain. Même avis pour l’Assemblea di a Ghjuventù.

Nombre d’auditions revendiquent l’examen de ces questions dans le cadre du processus de discussions avec l’État sur l’autonomie de la Corse.

 

Des attentes aussi vis-à-vis de la CdC

Les élus, et notamment la Collectivité de Corse, sont particulièrement attendus dans le domaine de la prévention des dérives mafieuses, de par les actions à mettre en œuvre dans l’exercice de leurs compétences, ou par la mobilisation de l’ensemble de la société.

Les deux collectifs demandent la publication systématique des avis des commissions d’appel d’offre des marchés publics et de leurs contenus. A Mafia Nò A Vita Iè propose l’acquisition par la CdC d’un logiciel élaboré par l’Université de Padoue, et sa mise à disposition des communes ou des entreprises. Le collectif Massimu Susini réclame l’instauration d’une centrale d’achats publique et U Levante la diversification des approvisionnements, notamment dans le domaine agroalimentaire.

Collectifs et associations demandent à ce que la CdC veille plus activement au respect des règles d’urbanisme et du Padduc, en estant en justice, directement ou en soutien des associations. Les deux collectifs proposent aussi un cadre protecteur pour les maires exposés aux pressions. U Levante et l’Assemblea di a Ghjuventù souhaitent remonter la compétence décisionnelle au niveau des intercommunalités pour mutualiser les responsabilités. U Levante demande le renforcement de la législation applicable aux constructions illicites, la publication de l’ensemble des demandes de permis de construire, et des moyens renforcés pour l’Agence d’Urbanisme de la Corse.

 

Tous demandent une vigilance accrue dans la gestion des déchets : renforcement des normes, accroissement de la compétence publique. Le collectif Massimu Susini réclame la dissolution du Syvadec.

En matière de transparence, il est demandé aussi la publication des positions prises par les élus et le détail de leur vote, ainsi que le montant des indemnités perçues. Le collectif Massimu Susini demande la création d’une instance de contrôle indépendante, une plus grande externalisation des dispositifs de prévention et de surveillance, l’activation du comité d’évaluation des politiques publiques.

Les élus ont fait part des progrès accomplis depuis les premières auditions en matière de contrôle de marchés publics, d’évaluation des politiques, la mise en place de la commission de déontologie, le contrôle et la prévention des conflits d’intérêts, soulignant l’avance de la CdC par rapport aux régions de droit commun.

 

La création d’une Commission permanente anti-mafia à l’Assemblée de Corse est réclamée par les Collectifs, lieu d’échanges, de partage d’informations et de points de situation réguliers en concertation avec l’ensemble des acteurs, notamment judiciaires.

Concernant la mobilisation de la société civile, tous les auditionnés estiment essentiel de relayer certaines actions : recherches universitaires étudiant sciences sociales, économie, société et criminalité, campagnes de prévention et de sensibilisation de la jeunesse dans le but de mettre fin à la glorification du voyou, plan de lutte et de prévention contre la drogue, lutte contre les addictions dans chaque établissement scolaire, formation des agents de la Collectivité, mise en œuvre d’un dispositif de soutien aux victimes du crime organisé et leur reconnaissance au moyen d’une journée dédiée sur le modèle italien. La politique culturelle apparaît comme un moyen indirect mais important pour contrer l’emprise mafieuse sur la jeunesse et dans la société en général.

 

Après échanges et ateliers, une résolution a été adoptée à l’unanimité (lire par ailleurs). Les élus et différentes acteurs associés se donnent rendez-vous dans cinq mois pour l’élaboration de propositions concrètes que présentera dans un rapport le Conseil exécutif avant la session de juin 2023. •

 

* Créée en 2021 pour une « égalité des citoyens devant la loi », elle regroupe des personnes physiques et morales impliquées dans des démarches citoyennes.